Tu seras une pro, ma fille!

 

En ce mois de juillet, le sport de haut niveau se met au féminin. Championnat d'Europe de foot, Tour de France femmes, avec retransmissions en direct à la télé, commentaires et interviews dans les émissions d'information. De quoi réjouir mes amies féministes et décupler leur énergie pour réclamer davantage d'égalité, en matière de conditions d'entraînement, d'équipement, de salaires et de primes.

Et il y a du progrès à faire ! Il y a bien sûr le gouffre entre les revenus des unes et des uns, mais aussi des disparités tout à fait basiques pour la pratique d'un sport. On se souviendra qu'il y a un an à peine, les footballeuses de Rennes se sont entraînées en culotte pour protester contre une inégalité flagrante, comme l'expliquait l'une d'elles : "Normalement, pour les équipes qualifiées en Coupe de France, à partir d'un certain nombre de tours dans la compétition, les joueurs reçoivent un équipement complet spécifique maillot-short-chaussettes, mais nous les filles, on ne reçoit qu'un maillot".  Et l'article de conclure sur un clin d'oeil: "Pour la petite histoire, le manque de short à l'entraînement n'a pas gêné les joueuses, les maillots fournis étant suffisamment longs car ... coupés pour des hommes."

 

Salarié·es et bénévoles

Si de fait le sport féminin acquiert enfin de la visibilité, si on peut s'en réjouir ne serait-ce que par l'exemple donné aux petites filles en leur ouvrant tous les possibles, si l'on peut soutenir celles qui se battent pour davantage d'égalité, deux questions semblent pourtant échapper aux débats actuels.

La première : le sport masculin de haut niveau, avec ses magouilles, sa déferlante de fric, son nationalisme.... doit-il vraiment servir de "modèle" sur lequel les sportives devraient s'aligner ou du moins s'en rapprocher le plus possible ?

La deuxième, plus fondamentale encore : est-il si "évident" que le sport doive être professionnalisé ? Donner lieu, en dehors des primes liées à une performance, à un "salaire", alors même que d'autres activités, bien plus utiles socialement, se font tout aussi "évidemment" à titre bénévole ? Est-il plus "juste" d'être payé·e pour rouler à vélo, taper dans une balle, sauter ou courir que, pour prendre des exemples au hasard, donner des cours pour apprendre à lire, écrire, parler la langue du pays, du rattrapage dans des écoles de devoir, rendre visite à des personnes malades ou isolées, écouter des personnes en perdition, accueillir des demandeur·ses d'asile...? Toutes activités qui font largement appel au bénévolat sans lequel elles seraient tout simplement impossible, et qui mériteraient quant à elles un bien meilleur sort?

Alors bien sûr, je comprends qu'il soit difficile de s'entraîner sérieusement après une journée derrière la caisse d'un supermarché, sur un échafaudage, courant entre des lits d'hôpital ou même derrière un bureau. Peut-être pourrait-on imaginer des facilités d'emploi à temps partiel et flexible, avec compensation financière (et pourquoi pas aussi pour des artistes?); ou mieux encore, on peut rêver, une organisation sociale où le travail ne serait qu'une des activités parmi d'autres, où la fameuse "conciliation" entre le professionnel et le privé ne serait pas seulement destiné à permettre aux femmes de s'occuper du ménage et des enfants

Certes, une telle organisation ferait sans doute baisser le niveau des performances. Et... alors? Serait-ce si dramatique? Peut-on rappeler que jusqu'en 1981, le Jeux Olympiques étaient officiellement fermés aux professionnel·les (même si la notion d' "amateurisme" connaissait bien des écarts)?

 

L'égalité... avec quoi?

En tout cas, il me semble que d'un point de vue féministe (mais pas seulement), il serait intéressant de réfléchir à une autre approche, plutôt que de se contenter de courir après une égalité sans même se demander "égalité avec quoi ?"

J'en reviens donc toujours à cette formule de ma chère Françoise Collin : le féminisme, est-ce "le devenir hommes des femmes, ou le devenir autres des hommes et des femmes ?" Pour mon féminisme à moi, la réponse estassez claire.

 

 

"Sorrowité"

En deux jours, voilà que j'ai été prise deux fois en défaut de "sororité".

La première fois, pour avoir exprimé des réserves suite à la nomination de Hadja Lahbib comme ministre des Affaires étrangères: non pas que j'aie le moindre doute quant aux qualités de la journaliste et réalisatrice, ni même quant à sa capacité à acquérir les compétences politiques pour sa nouvelle fonction; non, ma déception et mes interrogations portent sur celui qui l'a nommée à ce poste, à savoir Georges-Louis Bouchez, le copain à Theo Francken, l'homme qui ne loupe pas une occasion pour fustiger avec mépris les médias et la RTBF en particulier. Ainsi le Soir (1/4/2022) a recensé en six mois 78 tweets dénigrants envers les médias, dont 34 pour la seule RTBF.

Mais voilà : je doucherais la fierté de celles qui se reconnaissent dans cette femme, qui plus est racisée, qui va désormais représenter le visage de la Belgique à l'étranger.

 

"So, so, so, solidarité.."

Deuxième coup de canif, une remarque (pourtant accompagnée d'un clin d'oeil) sur l'enthousiasme autour des Red Flames, qu'on peut bien sûr avoir envie de soutenir comme Belges (moi aussi, je peux chanter « Olé olé olé »...) mais dont l'apport pour le féminisme ne me paraît pas plus évident qu'une qualification des Italiennes ou des Islandaises. L'important est que les femmes jouent, qu'elles soient soutenues et visibilisées, qu'elles donnent envie aux petites filles de taper dans le ballon... et que, si leurs conditions matérielles et sportives doivent être améliorées, elles ne tombent pas dans les dérives du foot masculin. Soit dit en passant, le même soir les Marocaines se sont qualifiées pour la finale de la Coupe d'Afrique, devant plus de 40 000 spectatrices/teurs, ce qui a dû faire bien plaisir aussi à une part importante de notre population.

Je ne m'attarderai pas sur chacun de ces points (1), mais ces reproches m'ont amenée à réfléchir, une fois de plus, à cette notion de "sororité". Un terme que je n'ai jamais fait mien, trop "familialiste" à mon goût (et la famille ne se choisit pas), trop vague (non, je ne me sens pas "soeur" de toutes les femmes); et puis, quand on voit comment les hommes vivent leur fameuse "fraternité", on n'a pas trop envie de les imiter...

J'ai repensé à ma chère Françoise Collin qui n'aimait pas plus ce terme, auquel elle préférait celui de "solidarité". A noter d'ailleurs que dans les manifs féministes, le slogan est bien "So, so, so, solidarité, avec les femmes du monde entier..." (et non "sororité") Françoise Collin y a consacré une analyse critique, "Le même et les différences", disponible en accès libre.

"Dépasser le stade du groupe d'amies"

Quelques extraits :

"Nous avons eu tendance à ramener toute différence à la différence des sexes, comme si une fois franchie celle-ci nous entrions dans une étendue étale et homogène, celle du monde de femmes.

L'ignorance des différences et des divergences dans la « sororité » a créé un moment de socialité exceptionnel, mais qui ne pouvait qu'être exceptionnel. Lorsque ces différences et ces divergences, individuelles ou collective, passionnelles ou idéologiques, se sont manifestées, la socialité de la sororité s'est révélée impuissante à y faire face.

(...) La position féministe dans quelque problème que ce soit n'est ni évidente, ni donnée d'avance. Il y a toujours, sur chaque situation, et devant la complexité des éléments en présence, une sorte de pari à faire. Et à tenir. Dans l'élan du mouvement de libération des femmes, il y a des projets différents, voire antagonistes, qui sont fonction de l'image qu'on se fait de l'être humain et de la société. C'est pourquoi les femmes, les féministes, doivent inventer des rapports entre elles qui accueillent et soutiennent la différence et les différends, si du moins elles veulent dépasser le stade non négligeable du groupe d'amies fonctionnant ensemble par affinités, pour devenir un mouvement capable d'exercer une pression sociale ».

 

Du désaccord au risque de rupture

Ma déjà longue expérience du féminisme, ou plutôt des féminismes, m'a permis de constater à quel point ces "différences" et ces "différends" rendent parfois tout engagement commun compliqué, voire impossible. Sur le voile, la prostitution, et aujourd'hui sur la question trans, les oppositions paraissent irréconciliables et finissent vite en insultes et excommunications. Il est très difficile de garder la maison des femmes au milieu du village. Je n'oublie pas non plus que ces différences peuvent aussi être des dominations, et quand on me reproche de prendre, en tant que femme blanche, une position sur les choix d'une femme racisée, je ne m'enfuis pas en criant au "wokisme", je prends cela au sérieux. Mais je constate que mon très réel privilège blanc ne m'a valu aucun reproche des mêmes quand je me permettais des critiques, bien plus virulentes, envers Assita Kanko ou Zuhal Demir, étoiles montantes de la N-VA, ou Djemila Benhabib, porte-parole d'une laïcité dure et excluante.

Cependant, plus qu'injustes, certaines réactions me paraissent surtout désolantes, comme si un désaccord devenait, une fois de plus, un motif de rupture rendant impossible toute lutte commune, y compris sur des sujets moins clivants. Alors il me semble que parfois, l'injonction à la "sororité" a tendance à tourner à une forme de « sorrowité », et pardon pour l'anglicisme : tristesse.

Mais que tout cela ne nous empêche pas de jouer les supportrices de nos footballeuses, avec tout ce que cela implique de convivialité joyeuse, de chauvinisme rigolard et même de mauvaise foi...

 

(1) Sur la nomination de Hadja Lahbib, je me reconnais aussi dans le texte de Henri Goldman


 

Rencontre avec Angela Davis

Pour les personnes de ma génération, Angela Davis fait partie de notre éducation politique. Dans les années 70, son poster poing levé était épinglé sur bien des murs, entre rockers et footeux. Lorsqu’elle a été emprisonnée sous l’accusation de prise d’otage mortelle, beaucoup d’entre nous ont manifesté, signé des pétitions, jusqu’à son acquittement en 1972.
Cinquante ans après, il était plus que réconfortant de voir un Cirque Royal plein à craquer (on a dû refuser beaucoup de monde) pour écouter sa conversation avec la journaliste Safia Kessas, devant un public enthousiaste et d’une grande diversité d’âge, d’origine, d’habillement – s’il avait été présent, Conner Rousseau ne se serait sans doute “pas senti en Belgique”.

Radicalité et complexité

Par ses écrits et ses engagements, bien avant qu’on ne parle d'”intersectionnalité”, Angela Davis nous avait appris à ne pas hiérarchiser les luttes, à refuser l’idée qu’il existerait un “combat principal” et des “fronts secondaires”. Son livre “Femmes, race et classe” en témoigne largement. Aujourd’hui, elle intègre avec la même force de conviction les luttes LGBT+, son engagement pour l’abolition des prisons (du « système industrio-carcéral »), pour la défense des sans papiers ou l’engagement des jeunes pour le climat.
Sa présence à Bruxelles s’est déroulée en trois temps: une conférence de presse le matin, la conversation du soir mais aussi, dans l’après-midi, une rencontre plus conviviale avec des associations de jeunes, de femmes, d’artistes.
Quelques articles ont rendu compte de ces rencontres (notamment en accès libre ceux de L’Echo et de BX1), mais moi qui ai aussi la chance d’assister à la rencontre de l’après-midi, je pense intéressant de développer, en toute subjectivité, un aspect particulier de sa pensée : sa radicalité mais aussi sa complexité, son refus de raisonner en « ou…ou… » pour tenter de développer les liens, en « et…et… »
Le soir, au Cirque Royal, son entrée était précédée par une performance chantée et dansée par des femmes sans papiers. L’après-midi, leur Comité lui avait demandé si elle accepterait d’être leur marraine, et elle avait répondu sans hésiter (et en français) : “Absolument!“.
La lutte des sans papiers lui paraît l’une des plus essentielles d’aujourd’hui, et elle va très loin: si les positions les plus radicales plaident pour l’ouverture des frontières, elle-même se demande s’il ne faudrait pas, tout simplement, revendiquer la suppression des papiers. Les relations humaines peuvent se passer de papiers, plaide-t-elle.

“Nos différences peuvent nous rassembler”

A la question de l’enseignement à l’école de l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme, elle répond que c’est nécessaire, bien sûr, mais que cela ne servirait à rien si le lien n’est pas fait avec le racisme de nos sociétés d’aujourd’hui. De même, la meilleure “réparation” pour les descendant·es d’esclaves ou de colonisé·es serait un vrai changement social, plutôt que des compensations financières individuelles. Car il existe toujours un racisme systémique, institutionnel, qu’elle se refuse à réduire à de simples préjugés personnels.
Ce que l’avocate Selma Benkhelifa illustrait dans une intervention saisissante, par la longue litanie de noms de jeunes (et moins jeunes) tué·es par la police, non pas aux Etats-Unis mais ici, en Belgique : « Mawda, Josef, Lamine, Sabrina, Ouassim, Mehdi, Adil, Ibrahima, Elias… » Se demandant pourquoi nous refusions de le voir et de réagir.
Soulignant aussi le fait que dans le “procès des hébergeurs”, les deux poursuivies blanches n’ont pas fait un seul jour de prison (et c’est tant mieux!), alors que Zakia a fait 2 mois et demi et Walid 8 mois, avant un acquittement général.
Angela Davis a également été interrogée sur cette “non mixité choisie” de certaines activités, qui fait bien des vagues, y compris dans les milieux militants.
Sa réponse était tout en nuances : “Il y a des endroits où vous avez besoin de vous sentir en sécurité. Mais aussi d’autres endroits où vous devez vous sentir troublé·e, où les idées doivent être contestées. Nous avons besoin des deux. et de reconnaître que nous pouvons nous défier mutuellement“.
Mais on le sait, ce qui affaiblit nos luttes, ce sont ces “différences” d’analyse, de priorité, de stratégie, qui nous dressent même parfois les un·es contre les autres. Faut-il les oublier, voire les effacer, nous ressembler pour nous rassembler ?
Sa réponse : “Je suggère de réfléchir à la manière dont nous avons conceptualisé le processus d’unité comme se produisant en laissant nos différences de côté ou en les transcendant. Mais qu’en est-il de la possibilité que les différences puissent nous rassembler plutôt que de nous désunir? Il me semble que ce sera le défi: comprendre comment ces différences peuvent être la colle qui nous lie plutôt que celle qui nous sépare.»

Impatience et longévité

Ici ou là, j’ai vu passer des remarques (non sans arrière-pensées) sur une prétendue prise de distance par rapport au féminisme. Drôle de “constat” pour celle qui est l’une des figures majeures du Black feminism…
De fait, explique-t-elle, par le passé elle ne se considérait pas comme féministe, par rapport à ce qu’elle appelle un “féminisme de plafond de verre” (“elles ont déjà la chance de voir le plafond!“).
Mais ensuite, elle s’est entièrement solidarisée avec les luttes des femmes sans papiers, des précaires coincées dans les tâches de reproduction, des mères privées de leurs enfants par des juges qui se réfèrent encore au concept masculiniste d’ “aliénation parentale”, qui suggère que les violences dénoncées par les enfants envers un parent (le plus souvent le père) soient une invention de l’autre parent (le plus souvent la mère). Concept pourtant supprimé par l’OMS depuis 2020 de la Classification Internationale des Maladies et non repris dans le prestigieux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), référence mondiale en psychiatrie.
L’après-midi, Angela Davis écoutait avec attention et empathie le témoignage poignant d’une mère qui n’a plus vu ses enfants depuis des années, et qui expliquait que ce problème touchait encore davantage les mères racisées.
Pour finir, Angela Davis insistait beaucoup sur l’importance de la transmission, mais qui ne se fait pas dans un seul sens. Elle prenait l’image de jeunes juchés sur les épaules des plus ancien·es, ce qui leur permet de profiter d’un support, tout en ayant un regard qui porte plus loin. “Il y a quelque chose d’important que les jeunes offrent aux générations qui les ont précédés, c’est l’impatience. (…) Ce que nous pouvons leur transmettre, c’est le sens de la longévité“.
Car même si nous avons parfois l’impression de taper sans cesse sur le même clou, de nous répéter comme un disque rayé avec l’impression que rien n’avance, un jour le déclic se fait: un jour apparaît Black Lives Matter, un jour surgit le mouvement #MeToo.

Complexifier encore

On aurait aimé poursuivre la conversation. Complexifier encore. Par exemple, demander à Angela Davis, qui relie le racisme d’aujourd’hui à l’histoire de la colonisation ou de l’esclavage, comment elle analyse celui qui sévit, dans toute sa virulence, chez des peuples qui n’ont été ni colons ni esclavagistes mais font plutôt partie des dominés, comme les Polonais. Ou encore, ce qu’elle pense de la condamnation de Derek Chauvin, le policer qui a tué Georges Floyd, elle qui milite pour l’abolition des prisons.
Ou ce qu’elle en dirait aux proches de Sanda Dia, ce jeune homme belgo-sénégalais évoqué par une intervenante, mort après un baptême étudiant d’une violence incroyable et dont les responsables, jeunes gens bien sous tous rapports, doivent enfin rendre des comptes devant un tribunal, après avoir pu tranquillement terminer leurs études…
Bien sûr il y a l’âge et la distance, mais Angela Davis avait manifestement, elle aussi, l’envie de revenir un jour.


Article paru auparavant sur www.asymptomatique.be

 

Jan Fabre : quand le tort tue (ou pas)

 

 

 

 

Bertrand Cantat, Roman Polanski, Jan Fabre... A chaque nouvelle affaire de violence ou de harcèlement sexuel, la question resurgit : faut-il, peut-on, séparer l'homme de l'artiste, et l'artiste de l'oeuvre ? Et la question qui en découle : que faire des oeuvres d'un artiste condamné ? (je l'écris au masculin car de fait, jusqu'ici, cette question ne concerne que des hommes).

Pour ce qui est de Jan Fabre, condamné le 29 avril à 18 mois de prison avec sursis suite à la plainte d'uen douzaine de (ex)danseuses de sa troupe, les réactions des autorités, culturelles ou politiques, sont diverses. A Anvers, Gand, Namur, Nieuport, ses sculptures restent en place ; le Musée des Beaux-Arts de Bruxelles, lui, a décidé de ne plus éclairer ses oeuvres durant les 18 mois correspondant à sa condamnation. De leur côté, des féministes ont organisé une action-choc à Namur, avec un slogan à lire sur leurs fesses (une manière efficace d'attirer l'attention des médias, pas forcément pour le slogan).

 

Une culture appauvrie ?

D'un côté, les partisan·es d'une stricte séparation entre l'homme et l'oeuvre imaginent la pauvreté d'un monde culturel expurgé de tous ses racistes, sexistes, agresseurs, condamnés ou non... La littérature sans Céline, la musique sans Wagner, la peinture sans Gauguin, la philosophie sans Heidegger... et ce ne sont que quelques exemples, parmi les plus flagrants. En face, d'autres demandent qu'on imagine ce que doivent ressentir les victimes devant la glorification de l'oeuvre de l'auteur de violences qu'elles ont subies (de sa part ou d'un autre dans le même contexte).

Il me semble que c'est une vraie question que les invectives réciproques n'aident pas à éclairer.

En fait, il existe des situations très diverses, selon que l'auteur soit mort ou vivant, qu'il reconnaisse ou non sa responsabilité (ce qui est si important pour les victimes), qu'il soit lui-même ou non fêté, bénéficiaire d'éloges et/ou de subsides.

En ce qui me concerne (mais je ne prétends pas avoir la bonne réponse), je n'ai pas de problème à apprécier des oeuvres d'artistes disparus, quoi qu'ils aient pu commettre en tant qu'humains : ils ne sont plus là pour en profiter. Pour les vivants, j'estime qu'une fois leur peine accomplie, ils ont le droit de reprendre leur activité (comme ce serait le cas de n'importe quel employé ou artisan), comme nous avons le droit de les boycotter. Je fais cependant une différence entre ceux qui assument la responsabilité de leurs actes et ceux qui rejettent toute faute en se posant eux-mêmes en victimes. De même, voir un tableau, écouter une chanson, lire un livre, n'est pas la même chose qu'aller applaudir un artiste sur scène, lui décerner un prix ou en faire un représentant culturel officiel.


Ou une re-création ?

Il reste une autre possibilité, sans doute pas réaliste mais qui aurait ma préférence : relecture, détournement, re-création. Par exemple, renommer les oeuvres. Pour la Citadelle de Namur, on pourrait imaginer, à la napoléonienne : "Du haut de cette tortue, un agresseur sexuel vous contemple" ou encore, plus poétique et militant à la fois : "Tandis que les femmes volent vers la liberté, les hommes n'avancent qu'à dos de tortue". Quant à "L'homme qui mesure les nuages" du Musée d'Art Contemporain de Gand, il pourrait être rebaptisé "L'homme qui prend enfin la mesure de sa responsabilité".

Faites vos jeux, l'imagination au pouvoir !

Mis à jour (Lundi, 02 Mai 2022 11:46)

 

"Préférence nationale"

24 avril au soir : ah, ouf, aussi fort qu'on déteste Macron son arrogance et sa politique, on se sent tout de même soulagée d'échapper, pour les cinq années à venir, à l'"autre", ses obsessions sécuritaires et sa "préférence nationale"...

Quoique... voici ce que j'en écrivais il y a une semaine dans le webmagazine l'Asymptomatique.


Préambule : pour éviter toute ambiguïté, je précise dès le début qu’il n’est pas question pour moi, contrairement à une partie de mes ami·es, de renvoyer Macron et Le Pen dos à dos pour l’élection à la présidence française du 24 avril. Comme je ne suis pas électrice, je ne brandirai pas un choix que je n’ai pas à faire, mais en tout cas, je ne me reconnais pas dans les discours sur “la peste et le choléra” ou “bonnet blanc et blanc bonnet”. Malgré tout le mal que je pense de Macron, du personnage comme de sa politique, je reste persuadée qu’avec Marine Le Pen, sur tous les plans ce serait pire.

Indignations vertueuses

Ceci étant posé, je m’interroge quand même sur certaines indignations vertueuses quant au programme de Le Pen.
Je mets de côté les procès en incompétence (il y a des compétences qui tuent), les soupçons d’indulgence envers Poutine (que Macron a reçu en grande pompe à Versailles en 2017, donc après l’annexion de la Crimée), les grandes déclarations suivies de rétropédalage sur l’interdiction du voile en rue ou le démontage des éoliennes… Non, le grand sujet qui a de quoi faire frémir tout·e démocrate, c’est le projet de référendum pour inscrire dans la Constitution la “préférence nationale”, en imposant une priorité (ou parfois une exclusivité) pour les Français·es en matière d’emploi, de logement social ou de certaines allocations.
Des spécialistes du droit expliquent qu’un tel projet n’a aucune chance d’aboutir de manière légale, mais qu’importe: le principe est là et il donne froid dans le dos. Et pourtant… Pourtant, nos belles démocraties n’appliquent-elles pas déjà des formes de cette “préférence”, sans même avoir dû pour cela promulguer des lois (ou même en contradiction avec elles)?
Ce qui était déjà implicite dans les discriminations dont continuent à souffrir les personnes étrangères (ou d’origine étrangère) ou le traitement éhonté des sans papiers, saute à la figure avec le traitement différencié entre celles et ceux qui fuient la guerre en Ukraine et ces autres qui tentent d’échapper à d’autres guerres, d’autres persécutions, d’autres misères.
Voyons par exemple ce qui se passe aux Etats-Unis : le 24 mars, le président américain, Joe Biden, a annoncé l’accueil de 100 000 Ukrainiens. Comme le Mexique n’exige pas de visa de la part des Ukrainiens, contrairement aux Etats-Unis, beaucoup de candidat·es réfugié·es arrivent par cette frontière, notamment par Tijuana, où s’entassent par ailleurs des migrant·es d’Amérique centrale ou de Haïti. Au bout de quelques jours d’attente, les un·es passeront, les autres pas. “Soraya Vazquez, directrice de l’organisation binationale Families Belong Together, qui accompagne juridiquement les migrants des deux côtés de la frontière, déplore que ‘Washington applique une politique discriminatoire selon les nationalités des réfugiés, dont les opposants russes de Vladimir Poutine sont aussi victimes’” , peut-on lire dans le Monde. Qu’est-ce d’autre qu’une forme de “préférence nationale”?

États-Unis, Pologne…

Mais ça, ce sont les Etats-Unis… Voyons donc ce qui se passe dans notre belle Union Européenne lauréate, rappelons-le, du prix Nobel de la Paix en 2012, pour “l’ensemble de ses actions en faveur de la paix et de la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme en Europe“. A commencer par le premier pays où aboutissent les réfugié·es fuyant la guerre, comme illustré dans un repartage sur RFI : “Si la loi d’assistance aux citoyens de l’Ukraine, adoptée en Pologne le 12 mars, légalise le séjour des réfugiés ukrainiens et des couples binationaux pendant une durée de 18 mois dans le pays et permet l’accès au marché du travail et aux aides sociales, elle ne s’applique pas aux ressortissants des pays tiers ayant fui l’Ukraine. (…) ‘Il y a une inégalité de traitement importante’, renchérit Agnieskza Matejczuk, juriste de l’association Stowarzyszenia Interwencji Prawnej“.
On se souviendra par ailleurs comment la Pologne a traité la “crise des migrants” à la frontière avec la Biélorussie l’hiver dernier…

… Et chez nous?

Oui mais, ça c’est la Pologne, dont on connaît les accrocs au respect des droits humains et de la démocratie, d’ailleurs la Commission européenne l’a menacée de sanctions (menaces suspendues devant la guerre en Ukraine).
Et chez nous? Quiconque s’intéresse ne serait-ce que de loin à la situation des migrant·es dans notre pays ne peut que constater le contraste flagrant entre l’accueil des Ukrainien·es et les obstacles accumulés devant les autres: procédures interminables, décisions arbitraires, manque de places d’hébergement, menaces et procès contre des personnes qui hébergent… Il n’est pas question évidemment de contester les efforts en faveur des Ukrainien·nes, mais comment ne pas s’interroger sur ce contraste? Si l’inverse de cette “préférence nationale” (ou « ethnique, ou religieuse…), vilipendée à juste titre, est le simple principe “un·e humain·e = un·e humain·e”, nos démocraties sont-elles vraiment si exemplaires?

Mis à jour (Lundi, 25 Avril 2022 09:35)

 
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