Fictions

Marjorie, 14 octobre 2012

J'ai rencontré Marjorie à la gare de Namur, un dimanche matin, devant le comptoir du Panos au moment où le volet se levait, une file s'était déjà formée dans le couloir. Mon train était supprimé, le sien seulement en retard, elle semblait pressée.

Avec ses cheveux blancs, sa canne et son sourire, elle inspirait confiance.

Je lui ai proposé de passer devant moi, me ramassant une bordée de remerciements.

Elle a pris tout son temps pour commander un café et une pâtisserie qu'elle a désignée avec sa canne, en précisant qu'autrefois, on l'appelait un « bolus ». Pendant que la machine préparait son café, elle m'a expliqué qu'elle avait dû se lever très tôt, que- heureusement - l'hôte qui la logeait l'avait conduite jusqu'au bus, qu'il lui restait quand même encore quatre heures de route, un train puis deux bus avant d'arriver à destination, qu'elle avait vraiment besoin d'un petit déjeuner d'autant qu'elle n'avait pas trouvé de cigarettes, mais qu'elle avait gardé – heureusement - un cigarillo à griller entre deux bus.

Le café était prêt, elle a pris son plateau pour s'installer au fond de la salle.

Apparemment, elle avait bien le temps. Son train devait avoir un gros retard.

A quelques tables d'elle - aussi loin que possible, en fait - , j'essayais de lire mon journal devant mon café accompagné de ce qu'aujourd'hui encore on appelle une couque au chocolat (du moins en Belgique). Un brouhaha agréable régnait dans la salle, à peine dominé par le papotage de Marjorie, qui semblait avoir trouvé une nouvelle oreille compatissante pour raconter son odyssée matinale. Puis soudain sa voix est montée d'un cran.

Vous avez dormi dans l'abri de nuit ? s'est-elle exclamée. Des têtes se sont levées, tournées vers elle.

Oui, l'abri de nuit, derrière la gare, a répondu une toute petite voix.

Deux hommes étaient assis au fond de la salle, buvant leur café, comme tous ces voyageurs dont le train était supprimé, ou en retard. Mais leurs visages n'étaient pas ceux de voyageurs en attente d'un train.

Elle a fait quelques commentaires d'un air navré, a englouti ce qu'autrefois on appelait un bolus, puis jeté un coup d'oeil au tableau d'affichage où son train n'était apparemment pas encore annoncé.

Alors elle s'est levée, a fouillé dans son sac pour en sortir un portefeuille et d'un geste théâtral, coller un billet dans la main de Serge (il s'appelait Serge), celui qui avait dormi dans l'abri de nuit derrière la gare, au vu et au su de tout le monde, désormais.

Puis, se tournant vers l'autre homme, elle a lancé à voix bien haute : vous aussi, vous êtes SDF ?

Elle a repris son portefeuille, mais Fernand (il s'appelait Fernand) n'a eu droit qu'à quelques pièces. Elle s'est excusée. Elle ne pouvait pas faire mieux.

Il a pris l'argent et soudain, a fondu en larmes.

Elle n'a pas paru déstabilisée. Posant sac et valise qu'elle s'apprêtait à reprendre, elle s'est penchée vers lui et l'a pris dans ses bras.

Et à son tour s'est mise à sangloter.

Tout le monde a ses petits malheurs, n'est-ce pas. Je ne comprenais pas tout. Elle parlait d'un ami atteint de la maladie d'Alzheimer et flanqué d'une épouse acariâtre, une vraie sorcière, mais - heureusement - Marjorie était là (elle s'appelait Marjorie) pour veiller sur lui. Puis, par je ne sais par quel enchaînement, elle en est revenue à son manque de cigarettes et les autres détails de son voyage, que je connaissais déjà.

Je pensais : elle a l'argent, ils ont le temps, après tout le deal n'est peut-être pas si mauvais...

J'ai un peu perdu le fil et ne l'ai retrouvé qu'au moment où elle s'est mise à leur parler de ses ondes positives. Elle ne pleurait plus, Fernand non plus, elle les a invités à prier avec elle, les yeux fermés. S'adressant au plafond du Panos, elle a supplié le Seigneur d'accorder sa protection à ces deux hommes qui visiblement, n'en attendaient pas tant.

Son train enfin annoncé a écourté la prière. Saisissant sa valise d'une main, sa canne de l'autre, elle leur a recommandé bien de penser à elle s'ils avaient encore des problèmes. Tout devrait s'arranger. Les ondes positives. Ou la ligne directe avec le Seigneur dans le plafond du Panos, et peut-être aussi dans celui de l'abri de nuit.

Serge est resté dans son coin, l'air triste, découragé. Fernand souriait. Peut-être un retour de foi, ou peut-être le soulagement après les larmes versées. Il a fait un signe de croix, s'est levé pour aller chercher un autre café.

J'ai pensé à cette phrase de Pierre Dac : « Donner avec ostentation, ce n'est pas très joli ; mais ne rien donner avec discrétion, ça ne vaut guère mieux ».

C'était un dimanche matin de trains en retard, de trains supprimés, à la gare de Namur.

 

Rigueur douce

Ce matin, après être passée à la caisse du supermarché, j'ai pris conscience à quel point nous vivions au-dessus de nos moyens. Cela ne pouvait plus durer. Sans attendre, j'ai convoqué pour le soir même une réunion de famille, avec Jo, Albert et les quatre chats, en précisant de mon air le plus grave que, quels que soient les engagements de chacun, personne n'avait la possibilité de se défiler.

A sept heures, au moment même où le journal télévisé se mettait à dérouler son sommaire fait de crimes, de catastrophes et de bonne humeur sans transition, nous étions tous réunis dans la salle à manger.

Mes amis, dis-je, en détachant bien les syllabes afin que chacun se sente concerné, mes amis, la situation est préoccupante. Je lançai quelques chiffres pris au hasard, pour en tirer une conclusion sans appel : tout le monde allait devoir se serrer la ceinture. Après un silence solennel, j'annonçai cependant que Jo et moi prenions la situation en mains : nous allions nous enfermer dans la salle de bains pour un conclave qui durerait, oh pas longtemps, quelques heures, un jour ou deux tout au plus ; après quoi, je leur donnerais rendez-vous dans cette même pièce pour leur faire part de nos décisions que nous promettions justes, équilibrées et aussi indolores que possible.

Lorsque je les ai réunis de nouveau, une semaine plus tard, ils s'attendaient au pire, car notre conclave avait duré plus que de raison et que les poches sous nos yeux étaient aussi impressionnantes que celles de nos vestes semblaient vides. Cependant, leur affirmai-je, le résultat de nos conciliabules valait bien le temps que nous avions passé à aplanir nos désaccords, Jo et moi : personne n'allait souffrir de notre élan économisateur.

 

Mis à jour (Dimanche, 24 Août 2014 17:57)