Axelle

Antisémitisme et antiféminisme

 

 

Antisémitisme et antiféminisme : voilà un rapprochement qui ne paraît pas évident, à première vue. Pourtant, dans une série d'articles et de conférence, la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz démontre de façon saisissante comment ces deux formes de haines sont liées. Elle s'en explique ici.

 

- J'ai commencé à m'interroger sur ce lien en suivant, à partir de 2012, les différents mouvements d'opposition au mariage pour tous, à l'introduction dans les écoles des « ABCD de l'égalité », à tout ce que ses adversaires acharnés appellent la « théorie du genre »... Au cours des manifestations organisées par la droite (pas seulement extrême), on a vu apparaître des expressions ouvertement antisémites.

Ce qui était frappant, de la part de ces mouvements qui n'avaient pas l'habitude de descendre dans la rue, c'est la récupération de figures de la gauche, d'un langage de gauche, comme le slogan « On lâche rien ! », et même, sur les pancartes, d'une police de caractère qui faisait penser à Mai 68. On a pu voir des photos de héros de la Résistance, à côté de slogans comme « Juif, la France n'est pas à toi ! ». On a vu une affiche collée sur les abribus, avec des photos de personnalités supposées juives – Daniel Cohn-Bendit, Bernard-Henri Lévy, mais aussi... Sarkozy – avec l'inscription « les Européens sont destinés à devenir des bâtards négroides ». A Toulouse, les murs de l'Espace de la Diversité et la Laicité, qui accueille notamment un centre LGBT, ont été souillés de slogans comme « Pédé= étoile de David », signés de croix gammées. Le site Egalité et Réconciliation n'hésitait pas à reprendre en photomontage une image célèbre d'un enfant dans le ghetto de Varsovie en lien avec des revendications en faveur de l'homoparentalité (on vous passe la grossièreté du slogan). Le même site où l'on pouvait lire que ce ne sont pas les « prolos » qui réclament lemariage pour tous, mais « les parasites à la Badinter ».

 

Ce rapprochement est-il un phénomène nouveau ?

- Pas du tout. L'historienne Shulamit Volkov montre dans ses travaux sur l'Allemagne comment, à la fin du XIXe siècle, antisémitisme et antiféminisme étaient déjà liés, en réaction aux idées d'émancipation. L'homme juif était présenté en opposition au modèle de virilité, comme maladif, efféminé, lubrique... tandis que la femme juive, intellectuelle, autonome, représentait une mise en question de la féminité traditionnelle. Aujourd'hui, les mouvements liés à la Manif pour Tous peuvent trouver des « ennemies » idéales parmi les théoriciennes qui s'intéressent au questions de genre, les présentant comme névrosées, lesbiennes et juives, telles la philosophe Judith Butler.

 

On pourrait penser que tout cela fait partie de l'ADN de l'extrême-droite...

- Je crois que ce serait une erreur de réduire ce rapprochement aux extrêmes. La résistance à l'égalité des droits est partagée par des partis et des organisations tout à fait « respectables ». Il ne faut pas oublier que cet activisme a fait reculer le gouvernement sur les droits homoparentaux, ou encore sur ces fameux ABCD de l'égalité... Ces manifestations ont permis de de mettre au jour des idéologies qu'on croyait minoritaires.

Ce succès repose aussi sur un certain aveuglement de la gauche, qui pensait que les « anti » étaient uniquement liés à l'extrême-droite et aux milieux catholiques. On peut aussi penser que le fait d'avoir laissé tomber les questions d'égalité sociale, a fait pour beaucoup de la question des « valeurs » (réactionnaires) le seul socle auquel s'accrocher.


Interview parue dans le magazine Axelle n° 205-206

Mis à jour (Dimanche, 13 Octobre 2019 16:57)

 

Québec Solidaire

Elections au Québec 

 

 

 

Ce 1er octobre, on votait au Québec. Jusqu'ici, c'est le Parti Libéral Québecois (PLQ) de Philippe Couillard qui était au pouvoir, en alternance avec le Parti Québecois (PQ). Le PQ a eu son heure de gloire mais a été affaibli après deux référendums en faveur de l'indépendance perdus, et il a aussi glissé vers le centre. Depuis, il est en perte de vitesse, ce qu'ont encore confirmé les élections du 1er octobre.

C'est un parti récent qui gouvernera désormais le Québec, le CAQ, « Coalition Avenir Québec ». Mauvaise nouvelle sur le plan socio-économique, mais aussi en matière d'environnement ou d'immigration, où le CAQ propose des politiques très orientées à droite.

Une bonne nouvelle cependant, le très beau score de Québec Solidaire, qui passe de 3 à 10 sièges, dépassant même le PQ. A noter que sur 10 élu.es, il y a 5 femmes, malgré un scrutin majoritaire (un.e seul.e candidat.e par circonscrption), ce qui prouve que, lorsqu'il y a un vrai souci de parité, l'argument « on ne trouve pas de femmes » est balayé. Avis à nos partis qui ont mis si peu de femmes en tête de liste (27% à Bruxelles et à peine 22% en Wallonie)...

Une brève présentation de QS, avec une candidate rencontrée cet été, article paru dans le dernier numéro d'Axelle.

 

 

 

 

Québec solidaire.. et féministe

 

Ce 1er octobre, le Québec renouvelle son Parlement. Portrait d'un parti aux forts accents sociaux, souverainistes, et féministes.

 

Vu d'ici, le Québec apparaît comme ce village gaulois coincé au milieu de géants anglophones. Et de fait, la défense du français y est pointilleuse. Mais la revendication de souvenraineté ne concerne pas seulement la langue : par rapport au Canada, « on avance comme des sociétés distinctes », explique Elisabeth Germain, militante féministe de longue date et candidate pour Québec Solidaire dans un disctrict de la ville de Québec.

Si ces élections sont dites « provinciales », il ne faut pas s'y tromper : le Québec dispose déjà de compétences qui le mettent plutôt au niveau de nos Régions, et même au-delà, avec un Code civil spécifique, un régime de retraites particulier ou une collecte directe d'impôts. Les souverainistes voudraient aller plus loin, même si le Parti Québecois (PQ), qui s'est créé à partir de la revendication d'indépendance, a mis de l'eau dans son sirop d'érable après deux référendums perdus, dont un de justesse en 1995.

Aujourd'hui, la revendication est surtout portée par Québec Solidaire (QS), né en 2006 par la fusion de partis de gauche et nationalistes. Ce « nationalisme » qui a un parfum très droitier chez nous vient d'un constat tout différent, nous dit Elisabeth Germain : « Pour donner une chance à un projet de gauche, la Québec doit se séparer du Canada, où la droite est trop pesante ».

 

 

Stricte parité

 

(version web pour le n° d'octobre d'Axelle)


L'autre particularité de QS est son fort ancrage féministe. Il ne s'agit pas ici d'un féminisme ajouté au programme, parmi bien d'autres points, mais d'un élément constitutif du parti, qui traverse l'ensemble de ses positions ainsi que son organisation interne. L'une de ses fondatrices, Françoise David, a aussi été présidente de la Fédération des Femmes du Québec, et sa porte-parole et députée actuelle Manon Massé fut l'une des organisatrices de la Marche « Du pain et de Roses » en 1995, d'où est issue la Marche mondiale des Femmes.

Pour ce qui concerne le fonctionnement interne, toutes les instances, les commissions thématiques et les délégations doivent être paritaires. Si une délégation locale a droit à quatre personnes et qu'il manque une femme, non seulement il n'est pas question de la remplacer par un homme mais, pour respecter la parité, la délégation est réduite à deux personnes.

Actuellement au Parlement, QS compte trois parlementaires : deux hommes et une femme. Mais l'un de ces hommes qui ne se représente pas, a tenu à ce que sa remplaçante soit une femme, dans une circonscription gagnable donc. Car l'un des pièges dont QS est très conscient, c'est de présenter autant de femmes que d'hommes... mais en envoyant les premières mener des combats perdus d'avance.

Sur le plan du programme, QS plaide pour une multiplication de lieux d'accueil et d'hébergement pour femmes, les victimes de violence mais aussi les « itinérantes » comme on appelle là-bas les SDF. Dans le domaine professionnel, le Québec est bien plus avancé que nous : plutôt que de parler de « conciliation travail/famille », les revendications portent sur la « conciliation famille/travail/santé/participation citoyenne ». Et bien au-delà de principe « à travail égal salaire égal », la réflexion porte sur l' « équité salariale », où l'on prend en considération le « travail de valeur égale » : il s'agit de combattre le phénomène bien connu des rémunérations plus basses dans les secteurs professionnels fortement féminisés.

Qu'en est-il des positions des autres partis sur ces questions ? QS tient à se distinguer d'un féminisme libéral, qui a pour simple ambition l'accès de femmes aux postes de pouvoir. Cependant, il arrive que les femmes s'unissent au-delà des partis pour obtenir certaines réformes, comme le partage égalitaire du patrimoine en cas de divorce. Mais Elisabeth Germain, qui a vécu de près les formidables avancées de la société québecoise, qui était encore très figée jusqu'aux années 60, pointe un péril que nous connaissons bien : les mesures d'austérité qui remettent en question bien des acquis..

 

La question autochtone

 

QS est aussi très préoccupé par les questions liées aux femmes autochtones, les discriminations et les violences dont elles sont spécifiquement victimes. La question autochtone est très sensible au Québec : cet été encore, un spectacle portant sur leur histoire, mais monté sans leur participation, a finalement été annulé suite à une vague de protestations. Et au niveau de tout le Canada, il a fallu attendre 2015 et l'élection de Justin Trudeau pour lancer enfin une enquête sur la disparition et l'assassinat de centaines de femmes autochtones. Sans beaucoup de résultats jusqu'ici.

 

Penser la violence des femmes


 

Amazones, guérillères, résistantes, émeutières, policières, boxeuses, mais aussi criminelles, infanticides, kamikazes... La violence des femmes est une réalité longtemps tue, qui met à mal l'image d'une femme forcément douce, née pour s'occuper et se préoccuper des autres. Et détruit quelques stéréotypes.

Lorsqu'en 2004, les télés du monde entier ont montré la soldate Lynnie England tenant en laisse un prisonnier irakien dénudé, le monde fut stupéfait. Non seulement l'image en elle-même était d'une terrible violence, mais en plus, la tortionnaire était une femme ! Mais si l'on y réfléchit, qu'y a-t-il là de tellement incompréhensible ? L'évolution de nos sociétés, poussées par les combats féministes, a prouvé que les femmes peuvent être aussi compétentes que les hommes ; pourquoi seraient-elles incapables de se montrer aussi odieuses ?

 

« Sexe fort »

Pourtant, on sait qu'il y a eu des reines cruelles, mais aussi des femmes qui de tout temps, se sont battues pour leur liberté. On les a vues dans les manifestations ou les émeutes, elles ont participé aux révolutions, de la Commune de Paris au printemps arabe... et pourtant, elles sont comme invisibles, ou alors présentées comme des « exceptions ».

C'est que ces images vont à l'encontre de tous les stéréoptypes sur la « nature » féminine. Mais aussi parce que les féministes elles-mêmes ont hésité à aborder le sujet de front, pour ne pas donner de munitions à leurs ennemis.

Deux livres récents s'attaquent à ce sujet sensible, avec un regard féministe. Le premier est un travail journalistique, de rencontres avec le « sexe fort » ; l'autre une étude collective qui brasse différentes disciplines, histoire, sociologie, anthropologie, linguistique...

Après avoir longtemps travaillé sur les femmes victimes de violences au sein d'Amnesty International, Moïra Sauvage a voulu changer de perspective. Constatant à quel point les femmes « fortes » sont oubliées dans la « grande histoire », elle a décidé de partir à la rencontre de ces battantes, celles qui prennent les armes, que ce soit légalement ou non, celles qui luttent pour leurs droits aux côtés des hommes ou contre eux, ou encore les femmes qui ont choisi des sports réputés « virils ».

Un voyage passionnant et des rencontres marquantes, avec souvent des motivations semblables : l'indignation devant les injustices, la conviction de se rendre utile mais aussi, souvent, la volonté de fuir un destin tout tracé et stéréotypé.

Ces femmes sont montrées dans toute leur complexité, y compris par leurs côtés les moins sympathiques. Moïra Sauvage n'évite pas les sujets difficiles comme les gangs de filles ou les femmes qui ont choisi la voie du terrorisme. Pour conclure : « La violence est avant tout humaine et elle est plus ou moins favorisée, chez les hommes comme chez les femmes, par l'organisation de la société ».

 

Dénaturaliser la violence

Le livre coordonné par Coline Cardi et Geneviève Pruvost creuse le même sillon. Des révolutionnaires du passé aux combattantes d'aujourd'hui, que ce soit en Palestine, au Pérou ou en Irlande du Nord, on voit que les femmes n'hésitent pas à faire preuve de la même détermination, du même courage que les hommes – mais aussi de la même cruauté. Femmes génocidaires au Rwanda, jeunes filles brésiliennes engagées dans les activités criminelles, auteures de violences intrafamiliales... aucune de ces réalités n'est laissée de côté. Outre les portraits des femmes elles-mêmes, replacées dans leur contexte familial, social et politique, les analyses s'intéressent à la façon dont la société reçoit, commente ou occulte la violence des femmes : littérature, cinéma, médias, justice ont aussi leurs cadres propres et contribuent à façonner notre regard.

En ce qui concerne la justice, par exemple, il semble que les tribunaux soient plus indulgents avec les femmes déviantes qu'avec les hommes, avec une tendance à les déresponsabiliser en les considérant comme « simples complices » ou comme des malades à psychiatriser.

Après ces lectures, on en revient à la réticence initiale : à mettre ainsi en lumière la violence des femmes, ne risque-t-on pas de donner des munitions aux ennemis des femmes en général et des féministes en particulier ?

Conscientes de ce risque, les auteures répondent d'abord qu'il vaut mieux regarder la réalité en face, fût-elle désagréable. La négation de la violence des femmes amène des dégâts collatéraux : ainsi en Colombie, les programmes de réhabilitation pour les guérilleros des FARC ignorent les femmes, qui représentent pourtant quelque 40% des effectifs. De même, les filles sont invisibilisées dans la lutte contre le phénomène des enfants soldat/e/s.

Plus fondamentalement, le déni de la violence des femmes ne contribue pas à améliorer leur situation. « Moins violentes » peut aussi signifier « plus soumises ». « Nier la violence des femmes, c’est leur retirer la possibilité d’accès au pouvoir (...) et de modifier l'état des rapports sociaux de sexe  », expliquent C. Cardi et G. Pruvost dans une interview aux Inrocks (1). Et pour enfoncer le clou : « Il s'agit de penser la violence, pas de la prôner. (...) Si ce livre pouvait avoir un projet politique, ça serait celui de dessiner un horizon dans lequel la menace comme la vulnérabilité ne sont pas assignées d’avance. C’est une fois qu’on aura dénaturalisé la violence qu’on pourra se poser la question de la non-violence. »

(article paru dans Axelle, décembre 2012)

 

(1) http://www.lesinrocks.com/2012/10/22/actualite/penser-la-violence-des-femmes-11314823/

Les Inrocks, 22 octobre 2012

 

A lire :

Moïra Sauvage, « Guerrières, à la rencontre du sexe fort », Actes Sud

« Penser la violence des femmes », ouvrage collectif sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Purvost, La Découverte

 

Anne Sylvestre, sorcière et frangine


Elle a bercé des générations d'enfants avec ses « Fabulettes », elle a ému des générations de féministes avec sa « Sorcière comme les autres »... Après plus de 50 ans de carrière, Anne Sylvestre nous revient en grande forme avec son nouvel album, « Juste une femme ».

 

En avril dernier, le Centre culturel de la petite ville de Le Quesnoy faisait la fête à Anne Sylvestre. Une salle comble et enthousiaste, en majorité féminine, pour réécouter des chansons devenues des classiques et découvrir quelques nouvelles en avant-première Et pour commencer « Juste une femme », un coup de poing à tous les harceleurs, de rue comme de bureau, aux maris violents et à tous ces autres qui trouvent toujours des excuses pour estimer que « ce n'est pas grave ».

« Ce n'est pas grave/c'est juste une femme/ juste une femme à saloper... juste une femme à humilier/ Je pense pas qu'on doive s'en inquiéter/c'est pas un drame/ c'est juste une femme ».

Dans une interview sur France Info, Anne Sylvestre explique que cette chanson lui a été inspirée par l'affaire DSK ou plutôt, par les réactions à la plainte de cette femme de chambre noire qui accusait le patron du Fonds Monétaire International de l'avoir agressée sexuellement. On a entendu à l'époque des mâles resserrer les rangs autour de l'accusé, comme cet homme politique estimant qu'on en faisait trop, qu'après tout « il n'y a pas eu mort d'homme ». A quoi Anne Sylvestre répond dans sa chanson : « Dès qu'une femme/Est traitée comme un paillasson (...) Dites vous qu'il y a mort d'âme ».

Parmi les dix chansons de son nouvel album, on trouve aussi le portrait de « Violette » : celle que des commerçants appellent « ma petite dame », croyant être gentils, mais non : « C'est une enfant de la guerre/ C'est du chiendent pas de la bruyère (...)/Les quelques années qui lui restent/elle veut les vivre à fond de caisse/ (...) Mettez-vous ça bien dans la tête/ C'est pas une petite dame, Violette ».

Les femmes de ces nouvelles chansons viennent rejoindre la longue cohorte de femmes opprimées, mais aussi de femmes fortes, révoltées, drôles ou en colère. Même si Anne Sylvestre a aussi chanté bien d'autres thèmes, le bonheur et le malheur d'aimer, l'engagement et la liberté, ou encore l'écologie comme dans le récent et magnifique « Lac Saint-Sébastien ».

 

« Non, tu n'as pas de nom »

 

Mais revenons aux portraits de femmes. Voici la déjà ancienne « Bergère », qui ne manque pas de répondant : « Ah dis-moi donc bergère/Tu as de bien beaux yeux/- Vous parlez d´mon derrière/Je le sais bien monsieur/Mais c´est pas votre affaire/Le touche qui je veux ».

Voici « Clémence en vacances », une ancêtre de Violette sans doute, qui décide qu'elle a assez travaillé dans sa vie : «  C'est la maîtresse d'école/Qui l'a dit au pharmacien/Clémence est devenue folle/Paraît qu'elle ne fait plus rien/Mais selon l'apothicaire/Dans l'histoire le plus fort/N'est pas qu'elle ne veuille rien faire/Mais n'en ait aucun remords ». Sur un ton plus grave, « Des fleurs pour Gabrielle », cette enseignante qui s'est suicidée après avoir été condamnée à la prison pour une relation avec un jeune garçon de 16 ans :« Monsieur Pognon peut bien demain/S´offrir mademoiselle Machin/Quinze ans, trois mois et quelques jours/On parlera de grand amour » .

Anne Sylvestre n'oublie pas le versant masculin des rôles imposés, comme le délicieux « Xavier », ce petit garçon qui, lorsqu'on lui offre une petite voiture, la berce comme un bébé : « Je dois pourtant vous rassurer/ Sur Xavier/ Il a passé sans avanies/ Son permis /Ses sentiments pour son auto/ Sont normaux/ Tous ne peuvent pas en dire autant/ Bien souvent » . Avec la même tendresse mêlée d'ironie, elle s'adresse aux hommes vieillissants, dans « Que vous êtes beaux »: « Que vous êtes beaux / Vous n'aimez pas qu'on vous le dise/ Que vous êtes beaux / Quand les années vous fragilisent / Que vous êtes beaux / Quand l'arrogance un peu vous passe »...

Mais Anne Sylvestre, c'est aussi la « barde » de nos combats collectifs. Bouleversante quand, avant la dépénalisation de l'avortement, elle chante « Non, tu n'as pas de nom » : «  Non tu n´as pas d'existence/Tu n´es que ce qu´on en pense (...) Oh non, tu n´es pas un être/Tu le deviendrais peut-être/Si je te donnais asile/Si c´était moins difficile (...)Tu ne seras pas mon centre/Que savent-ils de mon ventre ?Pensent-ils qu´on en dispose/Quand je suis tant d´autres choses ? » Et bien avant le psychodrame français du « mariage pour tous », elle chantait non sans une pointe de critique « Gay gay marions-nous » : « Passons-nous la corde au cou/Et puis à nos agapes/On invit'ra le pape ».

Contre l'utilisation des corps des femmes dans la publicité, elle nous offre « Mon mystère » : « Je suis la femme, l´éternelle/Celle dont on voit tant et plus/Le soutien-gorge de dentelle/Passer sur tous les autobus/Mon collant va bientôt vous plaire/Mes fesses au niveau de vos yeux/Quant à mon slip, il prolifère/Dans le métro, c´est merveilleux! (...) Mais bientôt, mais bientôt, merveille!Cet esclavage aura vécu/Bientôt, enfin, je serai vieille/Vous ne m´imaginerez plus ».

Et chaque femme pourrait se reconnaître dans cette espèce de biographie (« Comment je m'appelle ») où elle change de nom autant que de rôle, depuis la petite fille qu'on « appelait fleur, sucre ou bien dentelle », puis l'adolescente qui devient « la moche, la ronde, la pleurniche et la mal lunée », et enfin la mère : «  je fus berceau et puis biberonne/Puis me réveillai un matin torchonne (...) J´étais paillasson, carreau de cuisine/Et j´étais l´entrave à mes propres pas ».

 

 

« Mais un jour la terre s'ouvre... »

 

Aucune résignation pourtant chez Anne Sylvestre. Quelle que soit la situation, les femmes se lèvent, les femmes se révoltent, les femmes comptent sur leur solidarité. Ainsi, dans « Petit bonhomme », « le mari de Maryvonne était mon amant/Quelquefois je m'en étonne/ Encore maintenant ». Mais plutôt que de cultiver les jalousies, la maîtresse, la femme, puis la mère se rencontrent et s'apprécient, prennent de vacances ensemble en attendant que la nouvelle amante vienne les retrouver !

Cette solidarité, on la retrouve aussi dans « Frangines » : ces filles puis ces femmes qu'on dresse les unes contre les autres à l'école, au travail ou dans la vie amoureuse, alors qu'ensemble, on est tellement plus fortes : « « Si on se retrouvait frangines/On n´aurait pas perdu son temps/Unissant nos voix, j´imagine/on en dirait vingt fois autant/Et qu´on ferait changer les choses/Et je suppose, aussi, les gens/Allez! On ose/Il est grand temps ! »

Et bien sûr, impossible de quitter Anne Sylvestre sans évoquer cette chanson, la plus belle peut-être qui ait jamais été consacrée femmes, « Une sorcière comme les autres » :

« Vous m´avez aimée servante/ M´avez voulue ignorante/ Forte, vous me combattiez/ Faible, vous me méprisiez /Vous m'avez aimée putain/Et couverte de satin/ Vous m'avez faite statue/ Et toujours je me suis tue/ (...) Mais un jour la terre s'ouvre/et le volcan n'en peut plus/Le sol se rompant découvre/ des richesses inconnues/ La mer à son tour divague/ de violence inemployée/Me voilà comme une vague/ Vous ne serez pas noyés ».

Allez... on ose ?

(article paru dans le Hors Série d'Axelle, juillet-août 2013. Voir aussi www.axellemag.be)

 

A écouter : « Juste une femme », CD

A lire : Daniel Pantchenko, « Elle chante encore ? », éditions Fayard, 2012