Femme de la rue, rue dans les brancards !

 

Donc, voilà l'info du jour : les femmes se font harceler dans les rues de Bruxelles (ajouter, l'air effaré : dans la capitale de l'Europe, au XXIème siècle !). Qui l'eut cru ! On comprend la hâte des médias à se disputer ce « scoop ». Accordons ce mérite à Sofie Peeters : son documentaire « Femme de la rue » a obligé certains (et aussi certaines) à rezgarder en face une réalité trop souvent occultée, celle du sexisme dans l'espace public. Rien que l'irruption de ce terme, « sexisme », dans les journaux aux heures de grande écoute, c'est déjà un événement en soi.

 

« Briser le tabou » ?

Pour celles et ceux qui n'en auraient pas encore entendu parler, « Femme de la rue » suit une jeune femme débarquant dans la « jungle » bruxelloise, quartier Anneessens, et découvrant le triste sort réservé à ses congénères. A chaque sortie, elle se fait aborder, insulter, harceler. Après un moment de culpabilité (a-t-elle fait quelque chose de mal, a-t-elle provoqué ces comportements ?), elle décide de filmer ces situations en caméra cachée, et d'interviewer d'autres femmes sur leur vécu. Le résultat est cruel.

Ce film est un travail de fin d'études, un coup de gueule et non un documentaire professionnel, longuement réfléchi et construit. On ne peut donc pas tout lui reprocher. Pourtant, il provoque un malaise d'autant plus profond qu'il bénéficie d'une incroyable médiatisation. Organisée le 26 juillet, l'avant-première a rempli une salle de cinéma bruxelloise ; le film est projeté à la télévision, l'auteure interviewée par les plus grands médias - et même le big boss de la Sûreté de l'Etat a un avis sur la question !

C'est que son film aurait « brisé un tabou ». Et si au contraire, son succès était dû au fait qu'il se glisse si bien dans l'air du temps ?

Sur au moins quatre points, le film est contestable : la supposée nouveauté du phénomène, les caractéristiques de ses auteurs, l'analyse de leurs motivations et enfin, et surtout, le message implicite envoyé aux femmes et aux jeunes filles.

 

« Un terrible recul » ?

La nouveauté, d'abord : on entend une femme déclarer qu'il y a trente ans, elle pouvait se promener tranquillement. Et la RTBF de renchérir sur un « terrible recul des libertés des femmes ». Il y a trente ans, j'étais jeune, je n'avais déjà rien d'une pin up, et pourtant, j'ai pas mal de souvenirs (dont certains très désagréables) du harcèlement en rue, y compris dans des endroits très « select » (comme Deauville ou le campus de Nice, par exemple). Le phénomène est sans doute plus visible parce que les femmes en parlent davantage, peut-être aussi parce que les jeunes femmes refusent davantage l'enfermement courant dans ma génération. En tout cas les messages sans cesse répétés, par la famille, les médias, sur les dangers courus par les femmes dans l'espace public, cela n'a rien de nouveau.

Les auteurs désignés, ensuite : malgré toutes les précautions de la réalisatrice (« ce n'est pas une question d'origine ethnique mais sociale » déclare-t-elle par exemple), la Capitale peut titrer (avec un plaisir qu'on devine tellement cela rentre dans les stéréotypes) : «  Femmes insultées dans les rues de Bruxelles : dans 95% des cas ce serait par des Maghrébins » (admirons au passage le conditionnel). Après la projection du film, Sofie Peeters précise bien que si elle a eu affaire à des « allochtones » c'est parce qu'ils constituent l'écrasante majorité des habitants de son quartier. Elle raconte avoir vécu le même genre d'expériences à Mexico, dont les habitants sont de bons machos chrétiens. Malheureusement, ces précisions ne transparaissent pas dans le film. Ce qui permet d'oublier que le harcèlement en rue est de tout temps et de tout lieu. Si on peut parler d'une "culture", c'est alors de la "culture machiste", largement répandue... (1).

 

« S'adapter ou partir » ?

Troisième bémol, une analyse qui semble imputer ces comportements à une « frustration sexuelle » liée à une culture où la sexualité est encore taboue. Il faut donc répéter que ce harcèlement n'est pas lié à la sexualité, mais à un rapport de pouvoir. La preuve en est que, selon les hommes interrogés eux-mêmes, s'il s'agit de s'offrir une aventure vite fait, « ça ne marche pas ». Or, des êtres rationnels abandonnent des tactiques qui « ne marchent pas ». Mais voilà : le véritable but, ce n'est pas de passer un bon moment avec une jolie fille, mais de lui faire comprendre qu'on a le pouvoir de contrôler sa vie. Car si on peut douter que les auteurs de ces comportements soient à « 95% maghrébins », il est certains qu'ils sont à 100% masculins, et qu'il est question là d'une construction de la masculinité comme pouvoir sur les femmes, surtout quand on est en groupe. Et à voir le résultat – la culpabilité, la peur et la fuite des femmes – là, « ça marche très bien ».

Et voilà le quatrième et sans doute le plus important reproche au film : le message implicite qu'il fait passer aux jeunes femmes et que la RTBF résume par la formule : « Elles n'ont qu'un choix : adapter leur façon de vivre ou partir ».

Au cours de la discussion qui a suivi la projection du film, Ingrid de Hollaback! comme Irene Zeiliger de Garance on t au contraire voulu multiplier les autres pistes qui s'offrent aux femmes : cours de self defense verbale et physique, reprise collective de la rue... oin à la fois de la résignation mais aussi de la simple répression prônée par les politiques. Exemple, cette « amende pour les insulteurs » instaurée par la Ville de Bruxelles : passons sur la difficulté de prouver les faits (« dis mon grand, tu veux bien répéter à M'sieur l'agent comment tu m'as insultée... ? »), on peut penser que l'effet pédagogique d'une telle mesure est assez nul. A Malines, il existe un projet de policières « piège » pour verbaliser les insultes. Super. On peut parier qu'elles patrouilleront davantage dans les quartiers défavorisés et/ou immigrés que dans les quartiers chics, ce qui pourra à son tour renforcer les statistiques... et les idées reçues.

Hélas, les filles n'apprennent que trop que « la rue est dangereuse pour les femmes » et tout – leur famille, les médias, la justice quand elles sont victimes d'une agression sexuelle – leur rappelle qu'elles doivent restreindre leur liberté de mouvement. Alors, si le documentaire de Sofie Peeters et sa médiatisation permettent de mettre au jour un phénomène que d'aucuns ne veulent pas voir, tant mieux ; mais il faudra bien l'encadrer à chaque projection pour qu'il ne pas utilisé pour enfermer les femmes ni pour dédouaner, une fois de plus, notre propre société de son machisme bien vivace.


(1) Que l'on songe par exemple, dans un autre genre, au cas Dominique Strauss-Kahn ou en Belgique Pol Van den Driessche, ou encore aux sifflets "admiratifs" (selon les siffleurs) qui ont accueilli la ministre Cécile Duflot à l'Assemblée Nationale française, parce qu'elle portait une robe légère en répondant à une question parlementaire...

Mis à jour (Jeudi, 02 Août 2012 22:46)