Vivre

J'ai une amie proche ; appelons-la C. Elle a 83 ans, plein d'énergie, même si la cigarette dont elle ne s'est séparée qu'il y a une dizaine d'années lui laissé une bronchite chronique. Trois fois par semaine, elle fait du bénévolat dans une association où elle trie du linge et des vêtements. Pour s'y rendre elle prend le transports en commun, tout comme les autres jours, pour aller marcher en forêt ou en ville.

Une vraie friandise pour le virus.

Quand on se parle au téléphone (car on ne mélange pas nos bulles), elle se plaint parfois d'être épuisée le soir, de manquer de temps pour faire le ménage, et puis quand est-ce qu'elle arrivera à laver les carreaux ? Alors bien sûr la tentation est grande de lui dire : "Arrête-toi. Prends quelqu'un pour t'aider à la maison. Ou au moins, pousse sur le frein". Si j'essaie, timidement, elle me répond : "Ah mais je ne peux pas, il y a trop de boulot, tu ne te rends pas compte". Je la soupçonne même, quand des collègues sont malades ou en congé, de dépasser ses trois demi-jours de travail par semaine. Bien sûr j'ai aussi la tentation de lui demander : et les masques ? La distance ? Est-ce qu'au moins vous portez des gants... ? Mais je m'abstiens.

Alors peut-être que ce fichu virus finira par la rattraper. Peut-être qu'elle devra être hsopitalisée, qu'elle «encombrera» un de ces lits en soins intensifs dont elle «privera» de plus jeunes, de plus vaillant·es. Ce serait sûrement plus «prudent» qu'elle arrête son bénévolat, qu'elle se contente de balades dans le quartier ou qu'elle aille au bois en voiture, qu'elle reste chez elle à regarder des séries à la télé (pas son genre) ou à lire (ouf, elle adore la lecture). Mais voilà : s'il est possible qu'en en se comportant comme elle le fait, elle risque de mourir (du moins, plus tôt que si elle ne le faisait pas), il est certain qu'en renonçant à ses activités, elle serait déjà en train de dépérir. Comme ce fut le cas durant le confinement.

 

Conduites à risque

Si je vous parle de C., c'est parce qu'il m'arrive souvent d'avoir l'air de me moquer, ou d'être en colère, contre les mesures conseillées, ou recommandées, ou imposées par les expert·es et les politiques pour nous protéger du virus. Si bien qu'on pourrait me renvoyer au rang des «anti-masques» ou les «conspirationnistes». Mais non, je ne crois pas que le virus ait été fabriqué par (biffer les mentions inutiles) le Mossad - le Hezbollah – la CIA – Poutine – un labo chniois – la Vivaldi – le Mozart (liste non exhaustive), qu'on nous ment pour mieux nous surveiller (des fois on nous raconte des bobards et des contre-bobards, certes, mais je pense que c'est surtout que c'est parce quue tout le monde est un peu perdu). Je crois que c'est en effet une maladie grave, qui peut tuer ou laisse des séquelles, qu'on n'est pas près de s'en débarrasser et qu'il faut respecter certaines précautions (d'ailleurs mon amie C., depuis le mois de mars, je ne lui ai parlé qu'une fois autrement qu'au téléphone, et rapidement, et à bonne distance). Je suis même convaincue que si on s'enferme chez soi, qu'on se fait livrer ses courses, qu'on télétravaille et qu'on ne voit personne en dehors de celles et ceux qui sont enfermé·es avec soi, le risque de contamination est proche de zéro (en tout cas pour soi et les siens).

Mais à quel prix ?

Là je vous ai parlé de C. et de son besoin de bouger, s'activer, se sentir utile. Pour d'autres, c'est le besoin d'aller nager, participer à une chorale, assister à des spectacles vivants, ou encore voir ses proches, les serrer dans ses bras. Toutes conduites «à risque». Mais l'autre risque, tout aussi réel, comme pour amie C., c'est de dépérir en s'en privant. Et c'est d'autant plus vrai quand on avance en âge.

J'entends parfois ces bons conseils du style. "Quand on aime ses proches, on ne s'approche pas trop, et chaque fois je ressens la même crispation. Si vous voulez revoir vos grands-parents, restez à distance... pour combien de temps ? On n'en sait rien, un «certain temps» comme dirait Fernand Reynaud dans un sketch célèbre. Les jeunes peuvent sans doute attendre (quoique l'impatience soit aussi un trait de la jeunesse). Mais les grands-parents ? Les retrouvera-t-on vraiment au bout de ce «certain temps», et dans quel état, après que la solitude et/ou la privation de ce qui était important à leurs yeux les aura déprimé·es, désorienté·es, voire fait « glisser » vers une mort désespérée ?

C'est sans doute mon âge, ma propre histoire, mes propres angoisses qui me poussent à cette sur-sensibilité au sort des «vieilleux», si seul·es et tristes même si surprotégé·es, au risque, par peur de mourir, d'être privé·es et de se priver de vivre, tout simplement. C'est ce que mon amie C. refuse, justement, et même si j'ai peur pour elle, si je suis tentée de lui donner mes bons conseils qu'elle ne me demande pas, je m'en abstiens et je la soutiens dans ses choix.