Weinstein et la gare de Cologne

 La gare de Cologne, Réveillon 2015, vous vous en souvenez... ? Des centaines de femmes harcelées par des groupes d’hommes pour des vols et diverses violences ; plus de 1000 plaintes déposées, dont près de 500 pour agression sexuelle, quatre pour viol... Les racistes de tout poil se sont emparés des faits avec délectation, puisque selon les premiers éléments de l’enquête, les auteurs étaient principalement des hommes « d’apparence nord-africaine et arabe », et que parmi les agresseurs identifiés, il se trouvait des demandeurs d’asile. Prétexte idéal pour exiger une politique plus dure envers les réfugiés, des frontières encore plus infranchissables et des expulsions plus rapides. D'autant que 2015, ce fut le pic d'arrivée de migrant·es en Europe, 1 million rien qu'en Allemagne.

Cependant, à l’autre bout de l’échiquier politique, le malaise était flagrant. Par crainte de voir le piège se refermer sur des boucs émissaires commodes de toutes nos peurs, la tentation existait de nier tout simplement les faits. Et s'il s'agissait d'une « manipulation » ? L’enquête policière n'était-elle pas biaisée ? Et après tout, était-ce si grave ? Après tout, il n'y a eu « que » quatre plaintes pour viol, alors...

A l'époque, il était vraiment difficile de garder son féminisme au milieu de la gare : ni minimiser ni hurler avec les loups racistes. Ce que Garance a tenté de faire, relativement isolée dans sa position.

On venait juste de se remettre du documentaire de Sofie Peeters, Femme de la rue, tellement médiatisé que Joëlle Milquet faisait passer sa loi « antisexisme », réduite à l'espace public et aux relations interindividuelles (et inapplicable, comme la suite allait le démontrer). Le reportage en question se déroulait dans le quartier Anneessens, à forte population immigrée, ce qui ajoutait de l'eau au moulin de celles et ceux qui voulaient voir le harcèlement des femmes comme un problème « importé ».

 

Cinéma, littérature, sport, musique, politique...

Et puis pan, quelques années plus tard, arrive l'affaire Weinstein. On n'est plus devant une gare un soir de Réveillon, ni dans un quartier mal famé de Bruxelles, mais chez des gens « bien », chic, bardés de prix et de considération sociale, et que découvre-t-on ? Harcèlement, abus, viols. Et voilà que les esprits raisonnables se demandent si « Balance ton porc » (même sans désigner nommément la bête...) n'e va pas trop vite en besogne, précaution qui avait semblé inutile pour l'opération « Balance ton étranger »....

Et puis vient Adèle Haenel racontant les agressions sexuelles subies de la part du cinéaste Christian Ruggia quand elle avait 15 ans. Ah oui, le milieu du cinéma... Et puis arrive Vanessa Springora dénonçant l'emprise vécue à l'adolescence de la part de Gabriel Matzneff, et le soutien que celui-ci a reçu de toute une frange l'intelligentsia. Ah oui, le milieu littéraire parisien... Et puis vient Sarah Abitbol, dénonçant les viols subis de la part de son entraîneur, celui qui fit d'elle sa « chose » en même temps qu'une grande championne de patinage. Ah oui, le milieu sportif...

Et puis voilà les révélations sur Jean Vanier, honorable fondateur de l'Arche, organisation mondiale accueillant des personnes avec un handicap intellectuel...

Et voilà qu'on apprend que les scouts américains déposent leur bilan, plombés par des scandales d'abus sexuels : plus de 12000 victimes recensées pour près de 8000 agresseurs.

Il y a un peu plus, je vous le mets ? Un peu de musique classique qui adoucit les moeurs ? Un petit tour en politique, par exemple au Parlement européen ? 

Et on ne vous parle pas de tous ces cas non médiatisés, les petits chefs aux mains baladeuses et aux avantages proposés « en nature », les oncles, les voisins, les collègues sûrs de leur impunité...

A qui le tour ?

 

« Pas tous les hommes », certes... mais que font les autres ?

Il serait temps d'ouvrir les yeux. Il ne s'agit ni de « misère sexuelle » (qui serait exclusivement masculine : mais comment font les femmes?), ni d'un milieu particulier (certains sont seulement plus « visibles » ou médiatiques que d'autres, une actrice connue aura plus d'écho que la caissière de la supérette du coin...), ni d'une « culture » qui serait étrangère à « nos » valeurs. Il s'agit bien d'un rapport de domination, entre hommes et femmes, adultes et enfants, riches et pauvres... Et si les victimes sont diverses, que les hommes et plus encore les petits garçons peuvent aussi être vulnérables, les agresseurs, eux, ont en commun, dans leur écrasante majorité, non pas une origine culturelle, une frustration sexuelle ou des « pulsions » incontrôlables, mais une forme de masculinité qu'on peut appeler « toxique » dont on n'a pas fini de découvrir les méfaits, ainsi qu'une position de pouvoir, aussi minuscule soit-il.

Je vois déjà venir le classique « pas tous les hommes ». Bien sûr, et encore heureux, pas tous les hommes. Mais beaucoup d'hommes quand même, et il serait bon de le visibiliser, ne pas se centrer seulement sur les victimes (sans les abandonner pour autant). S'il y a des femmes harcelées c'est qu'il y a des harceleurs, s'il y a des femmes violées c'est qu'il y a des violeurs, s'il y a des victimes de féminicides c'est qu'il y a des meurtriers. Et les « pas tous les hommes », plutôt que de se crisper dès que leurs congénères sont mis en cause, pourraient utilement servir de modèle à une autre forme de masculinité, qui rendrait ce monde plus égalitaire et vivable pour toustes.

Mis à jour (Mardi, 25 Février 2020 10:51)