Qui fera peur aux riches ?
Au lendemain de la chute du mur de Berlin, l'écrivain et journaliste Claude Roy (1915-1997) lançait cette phrase désabusée : "C’est une bonne nouvelle, bien sûr, mais qui fera peur aux riches, maintenant ?"
Cette question, "qui fera peur aux riches... ?" m'avait frappée à l'époque, dans l'euphorie (quasi) générale de la chute du Mur et d'un espoir de réunification européenne. Même un journal d'extrême-gauche, je m'en souviens aussi (même si j'ai oublié le nom du journal) titrait "Le soleil se lève à l'Est". Dangereuse métaphore d'ailleurs, car un soleil qui se lève a très naturellement tendance à se coucher.
Trente ans ont passé et on parlera beaucoup, dans les semaines qui viennent, de ce qui s'est passé dans ce temps-là. Et qui a représenté, n'en doutons pas, une libération pour beaucoup. Vivent-ils/elles mieux aujourd'hui... ? Les "gagneur·ses", sûrement, qui se sont construit des empires sur les ruines de l'ancien monde ; celles et ceux de la "moyenne" sans doute aussi, même si leur nouveau confort semble assez fragile pour qu'ils/ elles cherchet à l'enfermer entre d'autres murs ; à l'autre bout de l'échelle sociale les perdant·es, qu'on les appelle "défavorisé·es" ou "petites gen"», autrefois privé·es de tout, peuvent désormais admirer les vitrines pleines de biens qui leur sont inaccessibles.
Vivant dans un pays libre – même si ces libertés sont aujourd'hui sérieusement rabotées... - je ne me permettrai pas de regarder de haut ce que cela a pu représenter d'heureuse ivresse de pouvoir voyager au-delà du rideau de fer, d'avoir accès au meilleur de la culture (ainsi qu'au pire), d'avoir le droit de manifester et de s'exprimer sans craindre micros ou mouchards – je me souviens encore de ces soirées semi-clandestines entre ami·es « sûr·es » où on mettait la musique très fort pour oser parler, ou chuchoter, librement. Et chaque fois que je râle sur notre "société de surconsommation", je me rappelle l'émerveillement de mes parents de pouvoir acheter un morceau de fromage ou quelques tranches de jambon sans devoir faire des heures de file et en ayant même la possibilité, luxe suprême, de choisir entre plusieurs sortes.
Et pourtant, en ce mois de novembre 1989, au milieu des embrassades et des feux d'artifice, cette question de Claude Roy, "mais qui fera peur aux riches, maintenant ?" me paraissait si juste et prémonitoire, au point de m'en souvenir trente ans plus tard. J'y pense quand je vois ces peuples libérés se jeter avec tant d'appétit dans les bras de ceux qui rognent ces libertés nouvellement acquises (en Hongrie, en Pologne...), j'y pense quand je constate comment dans nos propres pays, des droits sociaux chèrement acquis sont peu à peu (ou parfois plus brutalement) détricotés tout en épargnant, ou même en choyant, les plus hautes fortunes ; et je me dis qu'en effet aujourd'hui, ce sont les pauvres qui ont peur tandis que les riches peuvent tout se permettre (1).
Rire de tout ?
Voilà qui rejoint un autre de mes questionnements, apparemment sans rapport et pourtant si : l'humour, le rire, ces biens si précieux (surtout quand le soleil se couche, précisément). Dans un article de 2016, Jean-Claude Guillebaud (qui n'est pas un affreux gauchiste, pas plus que ne l'était Claude Roy) soulignait une évolution qu'on ne relève pas assez : "Si notre époque se moque allègrement des politiques, du pape, des profs, des magistrats, de l’armée, etc., qui ose s’en prendre à la vraie, la seule puissance du moment : l’argent ?" On pourrait ajouter que"l'époque" revendique par contre le droit de se moquer des pauvres, des discriminé·es, toute protestation étant renvoyée à l'infâmant "politiquement correct" et à l'étouffement du droit de "rire de tout". Alors certes, il y a quelques voix qui s'élèvent pour dénoncer l'arrogance des riches, en la tournant parfois en dérision, mais elles sont si peu nombreuses, si peu médiatisées à côté de ces "amuseur·ses public·ques" qui revendiquent leur liberté d'écraser celles et ceux qui sont déjà à terre. Au contraire, les médias même les plus "sérieux" nous invitent à nous extasier (et y arrivent souvent, hélas) devant ces multimillionnaires qui consacrent une petite partie de leur fortune à financer un puits en Afrique ou la recherche d'un remède contre une maladie rare, tandis que les plus modestes sont régulièrement mobilisé·es à montrer leur solidarité avec de plus pauvres qu'eux.
La sagesse populaire d'autrefois nous apprenait qu' "on ne tire pas sur une ambulance". Dans ce monde de captalisme triomphant, désormais, on devrait plutôt dire qu' "on ne tire pas sur une limousine ou un jet privé".
(1) A noter que la Chine n'a même pas eu besoin de faire tomber sa fameuse Muraille, ni de changer son régime politique, pour se retrouver dans la même situation...
Mis à jour (Dimanche, 03 Novembre 2019 10:47)