"Féminisme pour les 99%"

J'ai lu pour vous... « Féminisme pour les 99% - Un manifeste ».

Voilà un bouquin sur lequel je me suis jetée avec gourmandise. J'éprouve de plus en plus de réserves face à un féminisme « institutionnel » ou « libéral », comme celui qui se réjouit autour des nominations de femmes de pouvoir aux instances européennes, celui qui ne pense qu'à « briser le plafond de verre » sans prendre en compte « celles qui en ramassent les éclats » (citation tirée du livre). Un peu de radicalité, une vision à 360° de l'oppression des femmes et des voies pour la combattre, voilà ce qu'il me fallait !

Et ça commence bien : par une dénonciation, justement, d'un « féminisme d'entreprise » à partir de l'exemple de Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook. Un féminisme qui défend une sorte de « méritocratie » pour faire émerger les « meilleures », pour arriver à ce que les autrices appellent joliment « l'égalité dans la domination ».Tout ce que les hommes ont – et surtout certains hommes, les plus puissants – les femmes doivent l'obtenir aussi, sans s'interroger sur le contenu réel de cet objectif. Donc il faut des femmes dans l'armée, dans les conseils d'administration des multinationales, à la tête de gouvernements, fussent-ils autoritaires, et pourquoi pas, une papesse...

C'est justement tout cela que « « Féminisme pour les 99% «  veut metre en question, ou même en miettes, considérant ce « féminisme libéral » non seulement comme étranger aux luttes des autres femmes, mais comme un obstacle à leur possibilités d'émancipation.

Donc j'avais envie d'aimer, au-delà de désaccords mineurs (d'analyse, de stratégie..) qui restent toujours possibles.

 

L'ennemi principal

Mais à l'arrivée, quelle déception ! Le manifeste développe 11 « thèses », dont on comprend vite qu'elles visent un « ennemi principal » qui n'est pas le patriarcat ou la domination masculine, mais « le capitalisme ». La thèse 4 l'affirme d'ailleurs sans hésitations : « Ce que nous traversons, c'est une crise de la société dans son ensemble – et la source du problème est le capitalisme ». Si on n'avait pas encore compris, toutes les thèses suivantes, qu'elles portent sur le travail, le racisme, la violence ou la sexualité font référence, dès leur intitulé, au capitalisme. Ce n'est pas seulement « la source du problème » mais apparemment, malgré quelques nuances ici ou là, la source unique.

Que ce soit clair : je me situe résolument dans un féminisme anticapitaliste ou plutôt intersectionnel, où « race, classe, genre » sont des sources d'oppression (et de combat) indissociables. Mais pour moi, le capitalisme, même pris dans son sens le plus arge de « système social », n'est qu'une des formes de ces oppressions. Les guerres, les inégalités sociales, le rejet des « étranger·es » sur base de l'origine, la religion, la couleur de la peau... n'ont pas attendu l'apparition et l'essor du capitalisme pour se manifester. Pas plus que l'oppression des femmes d'ailleurs.

Le problème de ce genre d'analyse « mono-causale », c'est que s'il n'y a qu'un coupable, il n'y a qu'une cible qu'il suffirait d'abattre pour que tout le reste s'écroule – et ça, c'est soit une tromperie, soit une illusion. Le système capitaliste a certes sa façon particulière de jouer sur les inégalités et de les creuser, mais non, elles ne sont pas nées avec lui et ne disparaîtront pas avec sa chute (s'il doit chuter un jour).

 

Manque de complexité

L'autre problème, ce sont ces « 99% » au profit desquels le « bon » féminisme devrait se mobiliser. Pourtant, tout au long des 11 thèses, les autrices ne manquent pas de relever des catégories de la population qui profitent de l'exploitation de plus exploité·es qu'elles. Et cela dépasse très largement le 1% de « méchant·es » que le féminisme pour les 99% devrait combattre. Il y a les habitant·es des pays riches face au Sud, les Blanc·hes face aux personnes racisé·es, sans oublier les hommes, eh oui, qui aussi exploités soient-ils eux-mêmes, profitent tout de même à leur niveau du travail gratuit des femmes.

Cette idée des « 99% » semble aussi effacer comme par enchantement les conflits et les intérêts parfois opposés entre groupes dominés eux-mêmes. Une légère allusion y est faite en postface mais balayée avec légèreté, puisque, sans vouloir nier les différences, il s'agit de « faire émerger des alliances suffisamment larges et robustes pour transformer la société ». Certes, mais comment s'y prendre pour réunir vraiment au-delà des discours, luttes féministes, LGBT+, antiracistes, syndicales – sans même parler des divisions au sein même de chacune de ces luttes ? Outre l'erreur de désigner un « ennemi unique » là où les adversaires sont aussi « intersectionnels » que les combats à mener, il y a là une sorte d'oecuménisme qui identifie des intérêts communs en effaçant trop légèrement les oppositions. Tout cela manque cruellement de complexité.

 

Base de réflexion

C'est d'autant plus décevant que le Manifeste est co-signé par Nancy Fraser (je ne connais pas les deux autres autrices, Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya), que j'ai connue beaucoup plus subtile quant au lien entre « luttes de rétribution » et « luttes de reconnaissance ».

Reste que le livre fournit des exemples de mobilisations de femmes, Polonaises en grève pour le droit à l'avortement, autochtones d'Amérique du Nord contre la construction de pipe-lines, Indiennes contre les barrages géants et la privatisation de l'eau, qu'on pourrait relier à la multiplication de grèves des femmes de ménage dans nos hôtels de luxe...

Le texte a aussi l'intérêt d'introduire la question centrale de la reproduction sociale dans des débats de gauche qui se cantonnent souvent à l'analyse des rapports de production. Car « fabriquer des personnes » est aussi essentiel, quoique invisibilisé, que de « fabriquer des biens », l'un n'allant d'ailleurs pas sans l'autre.

Il a donc le mérite de donner à réfléchir. La preuve...