"Suicide altruiste"

 

Malgré des études de psycho et un goût prononcé pour les séries policières, j'avoue n'avoir jamais entendu parler, avant ce 29 janvier 2018, de la notion de « suicide altruiste ». Un moment, j'ai cru qu'il s'agissait (je prends un exemple au hasard) de Theo Francken percuté par une voiture sur l'autoroute de la mer en voulant fuir des citoyen.ne.s en colère contre sa politique. Mais non. J'ai donc bien failli avaler ma vodka de travers en entendant le psychiatre Isidore Pelc  détailler complaisamment le concept, à l'invitation d'un présentateur de la RTBF, à propos d'un homme mort au bas d'un immeuble. En allant annoncer la mauvaise nouvelle à son ex-femme et ses enfants, la police n'a retrouvé que des corps sans vie. Mort.e.s de chagrin, peut-être... ?

 

Au secours, Durkheim

Cette femme et ces trois enfants étaient en fait les victimes du « suicidé altruiste », tellement altruiste qu'il n'avait pas voulu partir tout seul vers l'autre monde, à supposer qu'il y en ait un. Apprenez-le donc, tas d'ignares (comme moi) : le « suicide altruiste », c'est l'homme ou la femme (plus rarement) qui tue sa famille avant de mettre fin à ses jours, persuadé.e que la mort est un sort moins affreux qu'une vie sans lui ou elle. S'il y a effectivement des mères infanticides – le cas de Geneviève Lhermitte est encore dans les mémoires – il existe tout de même une différence fondamentale entre hommes et femmes : « L’auteur est le plus souvent un homme, marié, âgé de 41 à 60 ans et sans activité professionnelle. Il commet son acte à domicile et sa principale motivation est la non-acceptation de la séparation. Quand l’auteur est une femme, elle est le plus souvent âgée de 31 à 50 ans. La principale cause du passage à l’acte est la volonté de mettre fin aux violences subies. Les auteurs femmes sont en effet souvent des victimes de violences conjugales » (1).


En faisant quelques recherches sur cette notion qui me paraît absurde, j'ai évidemment croisé la route d'Emile Durkheim, auteur d'un livre fondamental sur le suicide. Je ne prétends pas avoir compulsé ses oeuvres complètes, mais voici déjà une brève explication pour nous éclairer :

« A la différence du suicide égoïste, ce type de suicide est causé par une individualisation insuffisante. « Quand l’homme est détaché de la société, il se tue facilement, il se tue aussi quand il y est trop fortement intégré ». L’individu se donne la mort non parce qu’il s’en donne le droit mais parce qu’il en aurait le devoir. (...) Durkheim donne trois exemples : le suicide d’hommes arrivés au seuil de la vieillesse ou atteints de maladie, celui de femme à la mort de leur mari, et celui de clients ou de serviteurs à la mort de leurs chefs. Dans un autre registre, mais toujours pour illustrer les cas de trop forte intégration, il est possible de citer l’armée, où l’intégration est telle qu’elle peut pousser un individu à la mort pour protéger le reste du groupe ».

On voit que tel n'était nullement le cas ici.

 

Altruisme... égocentrique

Ah, mais Durkheim était sociologue, et ici il est question de psychologie. Pour les psychiatres donc, il s'agit par exemple « d'un parent tuant sa famille avant de se suicider, dans l’idée d’échapper à un monde jugé invivable et d’en sauver les autres ». Selon Roland Coutanceau, « « L’auteur est généralement quelqu’un de profondément dépressif, en instance de séparation ou en situation de chômage et de surendettement (...) On se sent pris au piège, alors on pense au suicide. Et là, quand on se projette dans ce que vont devenir ses enfants, naît le fantasme de la mort à plusieurs. On se dit : “Ils ne vont pas y arriver sans moi. La seule solution est que je les suicide.” » Cette préoccupation pour le sort des enfants, courante chez les parents, devient « totalitaire » chez des personnes « profondément égocentriques, immatures, fusionnelles, qui considèrent l’autre comme une partie d’eux-mêmes », ajoute le psychiatre (2).

On appréciera que le terme d' « altruisme » soit appliqué à des personnes jugées par ailleurs « égocentriques, immatures, fusionnelles, qui considèrent l’autre comme une partie d’eux-mêmes ».

Pourquoi ne pas parler, simplement, de « suicide dépressif » ? Sans oublier quand même le(s) meurtre(s) qui précède(nt) : car l' « altruisme » ne consisterait-il pas plutôt à laisser les autres en vie ? On peut à la rigueur imaginer une véritable motivation « altruiste » lorsque, par exemple, on met fin aux souffrances de fin de vie d'un.e compagnon ou compagne (de préférence avec son accord) avant de se donner la mort. Aucun rapport avec le cas repris ici.

Pour les médias, il s'agit donc d'un simple "fait divers" : « drame familial » pour Belga (repris par plusiers journaux), « Divorce qui tourne au drame » pour la RTBF, « tragédie familiale » pour RTL... (3) Il ne manque que le « crime passionnel », mais il a bien dû traîner quelque part...

 

Les dangers du jogging... ou de la violence machiste ?

Le lendemain, en France, une autre histoire sordide trouve son aboutissement : le « meurtre de la joggeuse » Alexia Daval, dont le corps à moitié calciné avait été retrouvé dans un bois en octobre dernier. Son mari avait signalé sa disparition, participé aux recherches, abondamment pleuré devant les caméras. Il vient d'être confondu : c'est lui qui l'a tuée, dans une « dispute qui a mal tourné », pour reprendre les termes de certains médias. Sans compter son avocat qui « a expliqué que l'informaticien de 34 ans était "à bout" après "une crise de trop", que "ce n'est pas un mauvais homme". Qu'Alexia Daval, elle, avait "une personnalité écrasante". Que Jonathann se sentait "rabaissé, écrasé". "Il va être jugé pour 3-4 secondes de sa vie", a aussi regretté l'avocat, qui considère même l'homme comme une "seconde victime" ». (4)

Qu'un avocat tente de minimiser l'acte de son client, après tout, c'est son boulot. Mais les médias, là encore, jouent un drôle de jeu. Par les titres qui continuent à parler du « meurtre de la joggeuse » (comme si le danger venait du jogging et pas de la violenece masculine : quand on sait en plus que le meurtrier l'a changée en joggeuse pour faire croire à une agression extérieure...), par l'insistance sur la personnalité de la victime, reprenant les arguments de l'avocat – elle était « écrasante », en plus elle prenait un traitement hormonal pour avoir un enfant, et les hormones, vous savez, ça rend les femmes pénibles, enfin encore plus pénibles que d'habitude... - par le choix des photos, aussi, qui s'attardent sur le mari en larmes. Pourtant, une série de médias français se sont engagés à suivre les recommandations de l'association de femmes journalistes Prenons la Une. Dont s'est inspirée aussi l'AJP (Association belge des journalistes professionnels) pour proposer ses propres suggestions aux médias.

Visiblement, il reste du boulot.

 

(1) La Croix,20/8/2003)

(2) idem

(3) merci à Vie Féminine pour la recension de ces expressions

(4) cité notamment dans l'article de l'Obs repris ci-dessous

 

Quand c'est bien, il faut le dire aussi

Il y a eu au moins deux excellents articles, mais seulement dans des versions électroniques : celui d'Agathe Ranc sur le site de l'Obs

et celui d'Isabelle Mourgere sur celui de TV5Monde-Terriennes 

Des journalistes femmes, on le constate... A noter qu'il y a au moins un homme qui est sur la ême longueur d'onde, le journaliste Claude Askolovitch qui dans sa revue de presse du 31 janvier sur France Inter, a fustigé la présentation de la plupart des médias du « meurtre de la joggeuse », sans aucune mise en contexte ni analyse.

On trouve aussi une critique du traitement du meurtre d'Alexia Daval ici

Et un coup de gueule salutaure de Samuel Gontier sur le site de Télérama : "Le criminel était presque parfait"

 

Mis à jour (Samedi, 03 Février 2018 09:24)