Rencontre avec Françoise Tulkens

Ancienne juge à la Cour Européenne des Droits de l'Homme, Françoise Tulkens était l'invitée de Tayush ce 18 avril. Un erencontre passionnante.

Il y aurait beaucoup à dire des différents thèmes abordés ce soir-là, sur la liberté d'expression, la liberté religieuse, l'interdiction de traitements dégradants, même pour sauver d'autres vies (question de la torture)... Je n'en retiendrai qu'un, puisque c'est mon « core business » : la place des femmes.

Dès le début, Françoise Tulkens insiste sur la nécessité d'en finir avec ce terme de « Droits de l'Homme », même avec un H majuscule, pour parler enfin de « droits humains » (et pan sur le bec de tous ceux – et celles, hélas - qui chipotent sur le maintien de termes « historiques »). Face à tous ces discours très « in » selon lesquels seule la compétence doit compter, peu importe le genre de la personne nommée, elle défend l'importance de la présence de femmes à la CEDH : non pas parce qu'elles jugeraient « autrement », mais parce que, de par leur place dans la société, elles sont sensibles à d'autres thématiques (plus sociales), avec un autre regard. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans deux décisions, portant l'une sur le port du foulard à l'Université en Turquie, l'autre sur le port du voile intégral dans l'espace public en France, ce sont des femmes qui ont porté des « opinions dissidentes », alors que la Cour tranchait en faveur des interdictions.

Mais on a appris aussi combien, dans ces hautes sphères le sexisme, ouvert ou sournois, est toujours bien présent. La Belgique avait présenté Françoise Tulkens parce qu'il fallait une femme parmi les trois candidat/e/s ; mais pour sa succession, elle n'a choisi que trois hommes (en écartant une femme très compétente de la liste), parce qu'après 14 ans de représentation par une femme, elle avait déjà donné... Elle raconte aussi comment, dans les discussions internes, la parole d'un homme est le plus souvent davantage prise en compte et répercutée par les collègues que celle d'une femme. Mais surtout, elle cite ce chiffre effarant des cas portés devant la CEDH (sur deux années où elle les a répertoriés, mais assez représentatives, d'après elle) : seulement 10% d'entre eux concernent des femmes, et encore, pour une part, ce sont des femmes qui alertent la Cour sur des cas qui concernent un mari, un frère ! Mais c'est bien connu, les femmes sont moins discriminées que les hommes, n'est-ce pas... Aussi, elle insiste sur le rôle primordial des associations pour soutenir les plaintes des femmes.

Un dernier mot tout de même sur la liberté d'expression : Françoise Tulkens plaide pour une définition très large, jugeant dangereuses d'éventuelles limitations, même pour ce qu'on peut appeler des « discours de haine » (sauf appels explicites à la violence). Ainsi par exemple, elle soutient la position d'Unia (ex Centre pour l'Egalité des Chances, qui a décidé de ne pas porter plainte contre les propos de Jan Jambon).

Je partagerais plutôt ce point de vue (les mots se combattent avec des mots, pas avec des chaînes), mais dans tout ce débat, j'ai l'impression qu'on oublie un sacré « détail » : l'accès à cette liberté d'expression n'est pas, lui, à la portée de tou/te/s. Tout le monde n'a pas accès aux médias, et même si les réseaux sociaux permettent à quelques-un/e/s de s'imposer malgré tout, l'audace ou la faculté d'expression ne sont pas forcément proportionnelles à l'intérêt ou l'originalité des propos. Pour prendre un exemple : dans tout un pan de la vie sociale, la liberté d'expression n'existe tout simplement pas. Je parle du monde des entreprises, et sans même aller jusqu'à ce détestable « secret des affaires » honteusement voté par le Parlement européen, sans même évoquer les « lanceurs d'alerte » si maltraités, il est tout simplement impossible de critiquer son entreprise sans risquer son emploi (heureusement qu'il existe encore la protection syndicale, mais elle ne concerne que les représentant/e/s du personnel).

Alors oui, défendons la liberté d'expression maximale, mais sans jamais oublier que de fait, dès le départ, elle est déjà limitée. « Donner une voix aux sans voix » me paraît un défi bien plus essentiel que la « tolérance » envers les discours de haine.

(1) Rencontre organisée le 18 avril par Tayush et Bruxelles Laïque avec Françoise Tulkens (présidente de la Fondation Roi Baudouin, ancienne juge à la Cour Européenne des Droits de l'Homme, avec comme discutant Benoît Vander Meerschen du Centre d'action laïque et comme modératrice, France Blanmailland (avocate, Tayush).