Abolir la prostitution, vraiment ?

En tant que militante féministe de longue date, j'avoue mon malaise face au triomphalisme de beaucoup de mes amies après le vote de la loi « abolitionniste » de la prostitution en France ce mercredi 6 avril.

Je mets bien « abolitionniste » entre guillemets, parce que je ne crois pas un instant qu'on va abolir quoi que ce soit, et sûrement ni la clandestinité, ni la précarité, ni les violences vécu/e/s par tant de prostituées (1). On me brandira sûrement l'exemple (idéal) suédois opposé aux exemples (calamiteux) hollandais ou allemand, mais pour avoir beaucoup lu et écouté, au moment où mon association Garance débattait, durant un an, avec l'objectif de prendre une position collective commune, j'ai pu constater que les « bilans » dépendent surtout des convictions de la personne qui les tire. Pour information, Garance a finalement décidé, après ces riches débats, de... ne pas prendre de position autre que de soutenir tout projet de prévention des violences. Et même si cela peut paraître « facile », je partage entièrement cette « non position ». J'ai déjà eu l'occasion de l'expliciter, notamment dans cet article de mon blog : « Peut-on débattre de la prostitution ? »


Couper une voie de survie

Lorsque l'an dernier; Amnesty a voté une résolution très controversée, je me suis de nouveau retrouvée entre deux chaises : autant la décriminalisation de la prostitution me paraît une nécessité, autant celle du proxénétisme me pose problème. Il y a bien sûr ces cas où l'accusation de « proxénétisme » interdit aux prostituées toute solidarité (par exemple de prendre un appartement ensemble, l'une risquant alors d'être considérée comme la proxénète de l'autre), mais il y a aussi les vrais « businessmen » (et businesswomen) assez vomitifs. Il suffit que je pense à des individus comme Dodo la Saumure pour avoir la tentation de rejoindre le camp aboltionniste. Tout comme il me suffit de me souvenir de ce texte infâme des « 343 salauds » (qui n'étaient même pas 20 d'ailleurs...), ce « Touche pas à ma pute » (2), pour me sentir aussitôt prête à voter la pénalisation des clients...

La pénalisation du client, c'est justement l'un des points qui figure dans la nouvelle loi française, à côté de la suppression du délit de « racolage passif » (on ne peut qu'applaudir) et un accompagnement social et financier pour les personnes voulant sortir de la prostitution (on peut être perplexe).

Parlons-en, de cet « accompagnement ». Comme le fait remarquer, non sans ironie, un communiqué commun à une série d'organisations soutenant les prostituées, « si on estime à 30 000 le nombre de travailleuses du sexe en France, et comme ne cessent de le proclamer les abolitionnistes, toutes ces personnes sont 'victimes de prostitution', le budget alloué à la sortie de la prostitution serait alors de 160€ par personne et par an ». Pas de quoi pavoiser, quand on sait par ailleurs que pour l'ensemble de la population, la précarité s'étend et que l'actuelle loi du travail en débat en France ne peut qu'encore aggraver la situation des jeunes... Même à supposer que les « volontaires » sont ultra minoritaires (et j'avoue que je n'en sais rien) et que toutes les autres ne souhaitent qu'une chose, en sortir, cette loi ne leur propose rien d'autre que de leur couper une voie de survie. Certes, elle prévoit de s'en prendre aux clients, pas aux prostituées elles-mêmes ; mais interdire l'achat d'un service en prétendant qu'on n'interdit pas sa vente relève pour le moins d'un « oxymore » (ou d'une hypocrisie en langage plus courant).

Dans un communiqué, une série d'organisations (et pas seulement le STRASS mais aussi Médecins du Monde ou le Mouvement français du Planning familial) craignent que cette loi ne fragilise encore davantage la situation de personnes déjà stigmatisées (notamment les femmes sans papiers), les plonge dans davantage de clandestinité et de risques de violences, et plus largement encore : « Nous alertons sur le fait que le contexte politique national, la crise migratoire et les politiques iniques qui l’encadrent, le basculement sécuritaire et les mesures législatives actuelles qui favorisent la précarité sont autant de leviers pour mettre en place un véritable parcours non pas de sortie mais bien d’entrée dans la prostitution. »

 

Pénaliser, dépénaliser

Que ce soit clair : moi aussi, je rêve d'un monde idéal sans prostitution, sans rapports de pouvoir entre hommes et femmes, et même sans argent... En attendant, nous vivons dans un monde réel de plus en plus dur, et je ne suis pas du tout convaincue qu'une telle loi, par ailleurs difficile à appliquer, contribue à en atténuer la sauvagerie. Je crains même le contraire. Et j'ai toujours du mal avec cette volonté de considérer des femmes uniquement comme des « victimes », qu'elles se reconnaissent ou non comme telles, comme si leur propre vécu, leur propre parole ne comptaient pas. C'est pire encore quand tout acte de prostitution est présenté comme un « viol » - certaines le vivent sans doute ainsi, d'autres non, et elles seules ont le droit de qualifier ce qu'elles ressentent. Ce parallèle me paraît même dangereux, en laissant croire qu'après tout, en échange d'argent, un crime comme le viol pourrait quand même être plus ou moins « consenti ».

Un dernier mot : Laurence Rossignol, la ministre des Droits des Femmes (ainsi que de l'Enfance et de la Famille, déjà tout un programme), qui n'en est pas à sa première comparaison douteuse (3), a déclaré que cette loi était « la loi Veil de notre génération ». On pourrait dire beaucoup de choses de ce parallélisme, mais juste ceci : la loi Veil visait à dépénaliser (l'avortement), la loi sur la prostitution vise à pénaliser (les clients). Tout un symbole. Pauvre génération.

 

 

(1) Je sais qu'il existe aussi des prostitués masculins ainsi que des personnes trans, mais les femmes restent majoritaires et surtout, les lois abolitionnistes sont prises en leur nom. D'où ce féminin que j'emploierai tout au long de ce texte

(2) Non, je ne vous donnerai pas le lien de cette infâmie

(3) En comparant les femmes qui portent le voile aux "nègres qui défendaient l'esclavage". Voir ici


Mis à jour (Jeudi, 07 Avril 2016 09:32)