Onde de choc, niveau 4

Je ne suis pas musulmane. Je ne suis même pas croyante. Je n'ai pas la tête du non-emploi, du refus de logement, du refoulement à l'entrée de bars ou de discothèques. On ne me regarde pas de travers dans la rue, on n'hésite pas à s'asseoir à côté de moi dans les transports en commun, et si l'on fouille mon sac, comme partout désormais, c'est sans cet air de soupçon qui se répand comme un poison violent.

Je ne sais donc pas, pas dans mes tripes, ce que c'est que de vivre quotidiennement ces situations, que d'affronter au mieux la méfiance, au pire le rejet, l'insulte, de devoir sans cesse se justifier, prendre des distances avec des actes horribles commis au nom d'une culture à laquelle, qu'on le veuille ou non, on appartient. Je ne suis pas sommée de trancher un lien qui, même ténu, peut m'empêcher de me perdre dans un no man's land absolu. Je ne suis pas obligée de « choisir » entre des « valeurs » dites universelles, que je partage, même si elles sont davantage proclamées que mises en application, et d'autres « principes » qui parfois m'emprisonnent, mais qui ont constitué ce que je suis. J'ai le droit de louvoyer entre les unes et les autres, et c'est peut-être ce qu'on appelle « liberté ».

Je ne suis pas coincée dans ces conflits de loyauté et de convictions, je ne vis pas les petites (et grandes) humiliations quotidiennes, et pourtant, il ya quelque chose, dans l'ambiance actuelle, dans les déclarations matamoresques et les amalgames à la va-comme-je-te-discrimine, quelque chose de plus qu'un simpe désaccord politique, qu'une indignation intellectuelle. Oui, cela m'atteint au plus profond quand je lis que des clients se sont vu refuser l'entrée d'un bar parce qu'ils avaient des têtes trop basanées. Cela m'atteint au plus profond quand je lis ou que j'entends des remarques de mépris parce que des femmes portent un tissu sur la tête. Cela m'atteint au plus profond quand je croise certains regards, qui ne me sont pourtant pas destinés, ou quand je lis des déclarations qui affirment que qui lit le Coran n'est pas si loin de celui qui actionne une ceinture d'explosifs, aussi sûrement que qui vole un oeuf vole un boeuf.

Je ne lis pas plus le Coran que je n'ai volé des oeufs. Et pourtant tous ces regards, ces remarques, ces déclarations, ont un écho en moi. Mais oui, même si c'est loin, même si c'est indirect, j'ai connu cela. Je l'ai connu par mes parents, qui ont toujours gardé, de persécutions antisémites passées, la peur de la police, la crainte devant le simple contrôleur de train, même s'ils n'ont jamais voyagé sans billet. La peur qu'on leur reproche quelque chose, cherchant la justification bien avant qu'on la leur demande, pour tout, pour n'importe quoi, et me transmettant, sans le vouloir, cette certitude qu'on risque d'être accusé d'on ne sait quelle faute, que « cela » peut toujours recommencer. Et ils avaient raison : d'une certaine manière, « cela » recommence, même si ce ne sont pas « les miens » qui sont cette fois dans le viseur.

Mais profondément, tripalement, je ne le supporte pas, et quand des ami/e/s, des vrais – pas ceux désignés comme tels par Facebook et qu'on peut virer d'un simple clic – glissent sur cette pente, ça me fait mal, ça me blesse et ça me met en colère.

Je sais, je tombe là dans le « moi je... » que je dénonce souvent, où pour se solidariser avec d'autres, on ne parle encore que de soi. J'en suis désolée, mais mes facultés intellectuelles et militantes sont sérieusement ébranlées. J'écris cela au moment où le niveau d'alerte à Bruxelles redescend de 4 et 3, de manière pas plus compréhensible que quand il avait fait le mouvement inverse. Pas de quoi apaiser vraiment mais surtout, je sais que quand « nous » aurons retrouvé un certain sentiment de sécurité, il y en aura d'autres, qui sont des voisin/e/s, des ami/e/s, des camarades de combat, qui continueront à subir les ondes de choc. Au niveau le plus élevé sur l'échelle de la peur et du rejet.

 

PS : Certain-e-s vont sans doute me reprocher mon manque d'empathie pour les vraies victimes, les mort/e/s et les blessé/e/s de Paris. Non, il ne faut lire ici aucune indulgence ni aucune « excuse » à leurs assassins. Juste le refus de mettre dans le même sac coupables et innocents, le refus de secouer le tout pour n'en faire qu'un gros magma de soupçons qui ne fera qu'ajouter à la confusion, empêchera de comprendre quoi que ce soit et de prévenir d'autres massacres.

Mis à jour (Vendredi, 27 Novembre 2015 15:15)