Et si l'on s'autorisait à avoir peur...
Quelques jours après les attentats de Paris, il semble de bon ton de proclamer : « Même pas peur ! » On va continuer à vivre comme avant, sortir comme avant, aller au spectacle, au foot (quand le match n'est pas annulé), traîner aux terrasses de café (heureusement, c'est bientôt l'hiver). On va se partager ce tweet mobilisateur : « Si boire des coups, aller au concert ou au match, ça devient un combat, alors tremblez terroristes, parce qu'on est surentraînés !!! » Allez, haut les coeurs !
C'est sympa évidemment de proclamer : « ils » veulent nous faire peur, eh bien non, ça ne marche pas !
Et pourtant, cela ressemble surtout à une posture. Comme celle de François Hollande proclamant que la Fraaaance (mettre quelques trémolos sur le « aaaa ») ne changera rien à son mode de vie... mais dans le même temps, qu'il faudra bien raboter quelques libertés et pour cela, apporter quelques modifications à la Constitution. La Constitution, rien que ça !
Et je vous passe les proclamations guerrières, ce sang impur qui va abreuver nos sillons, comme s'ils n'en débordaient pas déjà suffisamment !
Tout cela me paraît très « viril » même quand c'est porté par des femmes. Le Collectif français la Barbe remarquait qu'au lendemain des attentats, les invités politiques – pour ne rien dire des « experts » interrogés - sont masculins, à une écrasante majorité, comme on peut le voir d'une manère frappante sur ce site. En Belgique, on n'entend une voix de femme que parce que la commune « maudite » de Molenbeek a unE bourgmestre (la seule de la Région Bruxelles-Capitale d'ailleurs).
J'entends déjà les ricanements : ah oui, entendre Françoise Schepmans, ça change tout... Non, évidemment. Il n'empêche que cette culture de la confrontation et du « même pas peur » reste « masculine », dans le sens de la construction de la masculinté dans nos sociétés – le « nos » incluant ici les djihadistes.
En lisant toutes ces proclamations, je songeais à un livre récemment ramené du Québec, « Le care, éthique féministe actuelle ». Le care, c'est ce terme anglais difficile à traduire, qui inclut le soin, la prise en charge des besoins des personnes vulnérables, le souci des autres, ce que Joan Tronto définit très largement comme tout ce qui concourt à « maintenir, continuer ou réparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». Plusieurs articles de ce livre collectif soulignent les failles des « théories de la justice » qui ne prennent en compte qu'un « citoyen idéal » (le masculin est ici volontaire) autonome, indépendant, laissant dans l'ombre la fragilité, le besoin des autres, qui sont pourtant notre lot commun. Je n'en citerai qu'un extrait, de Patricia Paperman : « Dans le contexte de l'ordre néolibéral, la dépendance et la vulnérabilité sont stigmatisées (...) Distinguer ceux qui ont besoin de care et ceux qui n'en auraient pas besoin permet de faire l'impasse sur une commune vulnérabilité ». Ce qui n'est pas sans conséquences politiques car, comme l'écrit encore Joan Tronto, « Les puissants sont réticents à admettre leur dépendance à l'égard d eceux qui prennent soin d'eux. Traiter le care comme une activité insigniifiante contribue à maintenir la position des puissants par rapport à ces derniers. Les mécanismes de ce rejet sont subtils, et ils sont bien entendus filtrés par les structures du sexisme et du racisme ». Car le travail de care, rémunéré ou non, visible ou non, est pris en charge, à une écrasante majorité, par les femmes et les personnes migrantes.
J'entends aussi celles et ceux qui nous disent, avec raison, que « c'est Paris tous les jours en Syrie depuis quatre ans », pour reprendre la formule choc de François De Smet. C'est tout à fait juste, et il n'y a pas qu'en Syrie. Avec la différence quand même que nous n'envoyons pas nos enfants à l'école à Alep, que nous ne buvons pas de verres à une terrasse de Bagdad et que nos proches ne vont pas assister à un match à Kaboul. Cela ne signifie absolument pas que nous devions être plus « solidaires » avec Paris qu'avec ces autres villes touchées par le terrorisme, Beyrouth, Ankara, pour ne prendre que les exemples les plus récents. J'ai dit ailleurs toutes mes réticences quant au déferlement de drapeaux français affichés sur tant de profils Facebook.
Mais je pense à toutes celles, à tous ceux qui ont peur – peur pour soi, peur pour les gens qu'on aime, peur pour ces inconnu/e/s aussi, victimes de crimes insensés. Peur en entendant Jan Jambon promettre de « faire le ménage » à Molenbeek – peut-être que Sarkozy solde son fameux « Karcher », dont on a pu apprécier l'efficacité - peur en lisant que des musulman/e/s et leurs lieux de cultes deviennent à nouveau la cible d'agressions. Peur d'une société qui se referme de plus en plus, ce qui n'est pas seulement le fait de nos dirigeants mais aussi de nos voisins, de gens que nous côtoyons tous les jours.
La question n'est sans doute pas d'avoir peur ou non, mais de savoir ce qu'on fait de cette peur. On dit que la peur est mauvaise conseillère, mais nier la peur, interdire ou moquer l'expression de la peur, ne me paraît guère de meilleur conseil. Parce qu'il y a les peurs qui paralysent ou qui enferment dans des bunkers, et puis il y a les peurs qui poussent à l'action, à la mobilisation, à l'engagement, à la défense de ses convictions. Et aussi à prendre davantage soin les un/e/s des autres. Pour moi, c'est là que se situe l'enjeu.
Mis à jour (Mardi, 17 Novembre 2015 11:09)