Compte-rendu du séminaire de Nancy Fraser, 24 septembre 2015
Invitée d'un séminaire à l'ULG, Nancy Fraser a synthétisé les idées développées dans un article paru dans la New Left Review. Je vous en livre ici un bref compte-rendu (subjectif, comme toujours).
Sa thèse : la crise que vit actuellement le capitalisme est multidimensionnelle : économique, financière mais aussi écologique, politique, culturelle... Pour chacune de ces dimensions il existe des analyses, mais aussi des contestations, des résistances. Ces mouvements émancipateurs auraient tout intérêt à travailler ensemble.
La vision marxiste orthodoxe du capitalisme comme système économique lui paraît trop étroite. Car pour fonctionner, le capitalisme repose sur des conditions aussi indispensables que cachées. Nancy Fraser en repère et développe trois principales.
- La reproduction sociale, qui concerne la création et le maintien des humains : une dimension fortement genrée, principalement prise en charge par les femmes, mal ou souvent non rémunérée, et pourtant indispensable pour le fonctionnement du système économique ;
- La nature, qui fournit les matériaux et l'énergie indispensables à la production ;
- Les pouvoirs publics qui, en imposant (ou en supprimant) des règles, organisent (ou désorganisent) le fonctionnement de l'économi
Les pensées féministes et écologistes ont bien compris l'importance de ces dimensions. L'analyse du capitalisme en terme de lutte des classes reste évidemment pertinente, mais elle est insuffisante. Les contradictions qui travaillent le capitalisme ne se limitent pas à la sphère économique. Les luttes anti-capitalistes ne devraient pas s'y limiter non plus. Nancy Fraser cite les nombreuses « lignes de front » d'aujourd'hui, en plus du travail : eau, santé, ville, prise en charge des enfants et des personnes dépendantes... Chacune de ces dimensions doit en plus être historicisée, car elles ne jouent pas les mêmes rôles selon la période et la forme prise par le capitalisme.
Ces domaines que le marxisme orthodoxe enverrait au paradis éthéré des « superstructures », Nancy Fraser les considère donc plutôt comme un « arrière-plan », caché mais indispensable. Si cet arrière-plan est déstabilisé, c'est tout le système qui vacille sur ses bases.
Contribuons donc à le faire vaciller ! (conclusion personnelle)
La discussion qui a suivi a soulevé des questions intéressantes, parfois liées à l'actualité la plus chaude, comme l' « uberisation de l'économie ». Nancy Fraser n'y voit pas tellement une « marchandisation de ce qui était hors du marchand » mais plutôt une individualisation des rapports marchands, remettant en question une organisation collective qui offre quand même certaines protections. Cela va aussi dans le sens d'une « responsabilisation de soi » puisque désormais, on peut gagner ou du moins améliorer sa vie en utilisant des biens aussi basiques que sa voiture ou son appartement. La protection sociale deviendrait dès lors superflue, sauf pour les moins "débrouillards"...
Pour ce qui concerne l'aspect de reproduction sociale, il s'agit bien là d'une question fondamentale soulevée par les féministes : la « fabrication » et la « maintenance » des travailleur/se/s (et des humains en général), y compris leur prise en charge lorsqu'ils/elles sont encore ou deviennent dépendant/e/s (enfants, personnes âgées, malades). On sait combien ces fonctions, en écrasante majorité exercées par des femmes (que ce soit dans la sphère marchande ou non marchande) sont invisibilisées, mal ou pas rémunérées. La séparation production/reproduction n'est ni universelle dans le temps ni dans l'espace : c'est une des caractéristiques du système capitaliste. On ne peut la remettre en cause sans s'attaquer au système tout entier.
C'est là que les luttes féministes rejoignent d'autres luttes – ou du moins, devraient les rejoindre. Nancy Fraser est assez sévère avec un féminisme libéral, sinon franchement réactionnaire, qui se limite à revendiquer une « égalité de genre ». Avoir accès au poste de générale ? De PDG... ? Voilà qui se contente à ouvrir des portes pour certaines femmes sans remettre en question une organisation sociale dont la domination masculine fait fondamentalement partie.
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Si je peux me permettre un ajout personnel (que Nancy Fraser ne renierait sans doute pas, mais je ne prétends pas lui faire dire ce qu'elle n'a pas dit) : je partage tout à fait cette vision d'un féminisme qui ne se contente pas d'une « égalité avec n'importe quoi » par un alignement sur une société, des valeurs, (construites comme) « masculines ». Je pense aussi que les différentes luttes (économiques, écologiques, culturelles, politiques...) doivent se rejoindre pour ébranler les bases de ce système. Mais je constate trop souvent que dans ces luttes-là, la place des femmes n'est pas suffisamment prise en compte, sinon carrément oubliée, et qu'au-delà de quelques déclarations de principe, l'analyse et le combat féministe ne sont pas toujours les bienvenus. Alors lutter ensemble, oui, mais pas « au service d'autres causes », pas comme « front secondaire » dont on s'occuperait une fois que les problèmes « sérieux » seraient résolus. Le féminisme doit avoir sa place partout.
Mis à jour (Dimanche, 11 Octobre 2015 08:45)