La grève n'est pas un animal triste
Donc, pour le patronat, « la population en a marre des mouvements de grève » (1). Pour les syndicats, il s'agit d'une arme précieuse dans la préservation des « acquis » (et autrefois, ne l'oublions pas, dans l'obtention de nouveaux « conquis »). Mais il s'agirait toujours d'un « dernier recours », d'un signe d'« échec », quand les autres moyens (comme la concertation) n'ont pas fonctionné ; alors il faut « malheureusement » en passer par là. Non mais, vous imaginez que des travailleur/se/s se croisent les bras par plaisir... ?
Certes, une grève est le signe d'un dysfonctionnement et signifie une perte de revenus. Mais je voudrais prendre le contrepied de ce « malheureusement ». Pour avoir couvert des grèves (du temps de l'hebdomadaire POUR), pour en avoir organisé (du temps de la Fnac), je pense au contraire que ce sont de beaux moments de solidarité, de respiration dans une vie de stress, de réflexion dans un boulot où on fonce tout droit, de fête aussi parfois. A condition, bien sûr, de ne pas la limiter au fait de « rester chez soi ». Et je me souviens de ce beau titre d'un des premiers Cahiers du Grif : « Les femmes font la grève, les femmes font la fête » (2)....
A l'époque de POUR donc, au milieu des années 1970, j'ai eu l'occasion de couvrir des grèves avec occupation dans des usines menacées de fermeture. Des grèves de femmes, souvent, pour un journal qui ne se contentait pas d'un rapide reportage sur place mais envoyait ses journalistes partager la vie des grévistes. Je me souviens de ces nuits de discussion, où les ouvrières parlaient longuement de leur vie au travail avec ses peines, ses humiliations mais aussi ses fiertés, et puis de leur vie en dehors, de ces tâches ménagères et familiales qui pesaient si lourdement sur leur temps et leur bien-être, des maris qui ne soutenaient pas toujours leur mouvement, parce qu'une femme dehors la nuit, ça ne se fait pas, et puis qui va s'occuper des enfants... Je me souviens même d'une assemblée générale où nous étions présentes, nous des femmes du journal, à la demande des ouvrières qui nous avaient prêté des tabliers roses pour nous fondre dans la masse, et pour assister aux discours horriblement paternalistes et même méprisants des permanents syndicaux – je me souviens de ce dialogue à voix basse avec une des leaders du mouvement: « Si on était dans une usine d'hommes, ces permanents auraient déjà été jetés dans le canal. - Oui mais justement, si vous étiez des hommes, ils ne vous parleraient pas sur ce ton ». Pendant ce temps, nos camarades masculins, après avoir préparé le petit déjeuner, nettoyaient les locaux où nous avions passé la nuit, à la grande surprise des ouvrières (et des camarades masculins eux-mêmes). Cela reste l'un des grands souvenirs de mes années de journaliste.
Bien plus tard, à la Fnac, nous avons organisé des arrêts de travail avec barbecue – si bien que finalement, l'expression « aller chercher des merguez » était devenue synonyme de grève. Un jour, nous sommes mêmes parti/e/s en car jusque Paris, pour envahir avec drapeaux et guitare le magasin aux Champs-Elysées, devant des clients qui nous applaudissaient, croyant à une animation, tandis que nous chantions « Bella Ciao » ou une version adaptée du « Déserteur » : « Messieurs les actionnaires / Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps »...
Ce fut un combat pour le maintien de conditions de travail et de salaire chèrement acquises, un combat perdu, mais qui reste un grand moment de fierté de mes années de déléguée.
Cette semaine donc, les syndicats vont décider de nouvelles actions, de rassemblements, de manifs... peut-être même de grèves. Je nous les souhaite joyeuses, créatives, conviviales. Comme on disait en mai 68 : on s'arrête, on réfléchit... et ce n'est pas triste !
(1) Déclaration de Pieter Timmermans, le Soir, 27 avril 2015
(2) On peut relire le numéro intégralement ici
Mis à jour (Lundi, 27 Avril 2015 11:32)