Ras les couilles !
« Charlie bande encore ! » Tel était l'un des dessins supposés rendre hommage aux dessinateurs assassinés le 7 janvier dernier, une façon de dire « Ils sont vivants ! » Hommage qu'on retrouvait jusque sur la page des Copines de Causette, magazine qui se targait autrefois de quelques ambitions féministes. Associer « bandaison » et « vitalité » n'est rien de plus qu'un de ces symptômes d'une domination masculine qui préfère s'ignorer : le « masculin universel » .
Quelques jours plus tard, un autre dessin montrait un Saint-Pierre embarrassé par ces nouveaux venus, qui avaient déjà « dessiné des bites » partout dans son paradis. Rires dans la salle. Personnellement, moi je trouve ça juste potache, et du genre de potaches qui harcèlent les filles en cour de récré.
Un peu plus tard Philippe Geluck, le créateur du Chat, exprime quelques réticences quant à la couverture du nouveau Charlie. Philippe Geluck est aussi, ne l'oublions pas, auteur du livre « Peut-on rire de tout ? », où sa réponse est très clairement : oui, on peut. Mais là, il estime cette couverture « dangereuse », en expliquant : « La liberté d’expression qui est totale chez nous ne doit pas, pour autant, nier une certaine responsabilité ». Il se dit « certain (...) que tous les dessinateurs, survivants et disparus, n’ont aucune intention de blesser les musulmans sincères et démocratiques ». Néanmoins, « ils le font et je pense qu’il y a une vraie réflexion à faire ».
Patatras ! Dans les Inrocks, le journaliste-flingueur Christophe Conte lui consacre son « billet dur » où il lui reproche, en gros, un manque de courage, autrement dit d'être aussi castré que son Chat. Plus loin il le traite de « bandemou du fusain ». La dessinatrice Coco illustre l'article par un félin qui se caractériserait pas « un gros pif, une tête de con, pas de couilles ». Ce n'est pas parce que c'est une femme qui le dit que c'est moins macho : un Chat sans couilles ne peut être que lâche.
Qu'on partage les réticences de Geluck ou au contraire, l'indignation de Conte, une chose me paraît certaine : les couilles n'ont rien à faire là-dedans.
Et voilà qu'en ce 30 janvier, invité à la RTBF, le directeur du festival Ramdam à Tournai s'indigne de la suspension de son festival sous prétexte que certains films programmés étaient trop « sensibles » et auraient demandé une protection trop coûteuse. Céder à la menace, dit-il, n'est pas très glorieux – et jusque là, je le suivais tout à fait. Ce serait, ajoute-t-il cependant, « s'émasculer ». Et hop, vous y revoilà : le courage, c'est dans les couilles, comme toute la force de Samson était dans ses cheveux !
Lorsqu'en 1989, l'ayatollah Khomeini prononçait une fatwa réclamant, récompense à la clé, l'exécution de Salman Rushdie pour son livre « Les versets sataniques », j'étais déléguée syndicale à la Fnac. La question de la vente du livre s'est sérieusement posée, certains (dans le personnel comme la direction) craignant que la sécurité des employé/e/s et des client/e/s soit mise en danger. Car à l'époque non plus ça ne rigolait pas : plusieurs traducteurs de Rushdie ont été tués et des libraries attaquées. Après bien des discussions, nous avons finalement décidé de ne pas céder à la menace. Eh bien, je peux vous assurer que malgré cette prise de risque, ni moi ni mes camarades n'avons vu soudain pousser des couilles – ni grossir pour ceux qui en étaient déjà pourvus.
Alors non, je n'accepte pas que ce ne soit qu'une « façon de parler », sans aucun rapport avec les testicules, comme je l'entends dire autour de moi. La langue sert aussi à structurer une pensée. Pas plus qu'on ne peut dire « pingre comme un Juif » ou « paresseux comme un Arabe » sans contribuer à développer le racisme, on ne peut brandir les couilles à tout bout de champ sans favoriser le sexisme et l'homophobie.
La comparaison est d'ailleurs d'autant plus ridicule que s'il y a bien une chose qu'on ne peut pas reprocher aux assassins de Charlie et du Super Cacher, c'est de « manquer de couilles ». Ni au sens propre ni au sens figuré. Ils ont choisi de mourir pour leurs idées, fussent-elles très perverses, ce qui reste quand même l'un des sommets de ce type de « courage couillu » tellement apprécié par le virilisme triomphant.
Ah oui, une dernière chose : si davantage d'hommes pensaient avec leur tête et sentaient avec leur coeur et leurs tripes plutôt qu'avec leurs couilles, le monde serait sans doute différent. Et sûrement moins belliqueux.
PS : Et à ce sujet, écouter le billet de Nicole Ferroni, qui permet de changer de perspective, avec les "Ovaires du courage".
Mis à jour (Vendredi, 30 Janvier 2015 11:16)