Tareq al-Suwaidan : un "dérapage" très contrôlé

 

« Un antisémite notoire à Bruxelles ? » La question a agité les médias belges la semaine dernière, et on peut parier que'elle continuera à le faire jusqu'au prochain week-end, moment où se tiendra la Foire musulmane (du 7 au 10 novembre). La cible en est le prédicateur Tareq al-Suwaidan, leader des Frères musulmans koweitiens, invité comme orateur à la Foire.

D'après le dossier établi par la Ligue belge contre l'antisémitisme (LBCA) et largement repris par la presse, ce prédicateur dont on peut suivre les harangues sur YouTube appelle à la destruction d'Israël et à l'extermination des « fils de Sion », où qu'ils se trouvent. Dans une vidéo enregistrée en juillet 2014, il invite toutes les mères musulmanes à « allaiter leurs bébés avec la haine des fils de Sion. Nous les haïssons. Ce sont nos ennemis. Nous devrions instiller ceci dans l'âme de nos enfants jusqu'à ce qu'une nouvelle génération se lève et les efface de la surface de la terre ».

Certains - y compris, hélas, parmi mes camarades de combat – arguent qu'il ne s'agit pas d'antisémitisme, mais d'« antisionisme radical » ; cette haine à transmettre avec le lait des mères ne viserait pas les « juifs » mais les « sionistes ». Supposons que telle soit bien la cible du prédicateur : dans ce cas, que fera-t-on de tous ces « sionistes » (terme qui s'applique, on le suppose, à tous les Israéliens juifs) : on les massacre sur place ou on les jette à la mer... ? On les met sur des bateaux, direction Lampedusa, où ils seront accueillis avec enthousiasme, comme on s'en doute ? L' « antisionisme radical » de Tareq al-Suwaidan n'appelle pas seulement à la disparition d'Israël, mais aussi à celle de la majorité de ses habitants. Il ne s'agit pas seulement de les chasser, mais de les « effacer de la surface de la terre ». Une position radicale.... ou meurtrière ?


Je n'ai aucune sympathie pour le sionisme comme idéologie, mais des positions comme celle-là ne peuvent mener qu'à une tragédie humaine que non, rien ne peut justifier. Il n'y aura sans doute jamais de paix tout à fait « juste » en Palestine, car on ne peut revenir en arrière : contrairement aux autres colonisateurs de l'histoire, les Israéliens n'ont pas de « chez eux » où ils pourraient retourner. Mais cette paix, aussi bancale soit-elle, avec des droits et un Etat reconnus aux Palestiniens, est la seule issue humainement acceptable.

Devant l'incendie qui se propage, les organisateurs de la Foire ont lancé un verre d'eau en publiant un communiqué regrettant un « dérapage verbal » de Tareq al-Suwaidan, qui serait par ailleurs «  largement connu pour son discours et ses positions modérées, notamment envers la communauté juive ». C'est quoi une "position modérée" envers la communauté juive : lui reconnaître le droit de vivre ?

Le « dérapage verbal » serait dû à l'émotion face à la guerre criminelle menée par Israël à Gaza l'été dernier. Pourtant il suffit d'aller faire un petit tour sur YouTube, où les discours de Tareq al-Suwaidan sont sous-titrés en anglais, pour constater qu'il s'agit là d'un "dérapage" très contrôlé. Voici par exemple une interview qui date du 26 mars 2012 et sobrement intitulée : « Pour les musulmans, les juifs sont plus dangereux que les dictatures ». Vous aurez noté : pas les Israéliens,pas les sionistes, les juifs ; pourtant parions que M.Tareq al-Suwaidan connaît la différence. Et d'où vient cette « dangerosité » des juifs ? Du fait vient qu'en Occident, ce sont eux (avec les francs-maçons, autre cible classique) qui contrôlent les deux choses qui comptent le plus : l'argent et les médias. C'est dit texto, sans aucune interprétation possible. L'omniprésence et l'omnipotence des juifs, voilà bien des thèmes classiques de l'antisémitisme le plus basique. Sa sortie de juillet 2014 n'a donc rien d'un « dérapage », elle n'est que l'expression de sa « pensée » profonde – même si l'on peut supposer qu'il évitera de la mettre en avant lors de la Foire.

J'entends déjà des ami/e/s musulman/e/s soupirer : ça y est, on va encore exiger d'eux de se « désolidariser », se « distancier », se « selfieser » portant un panneau « pas en notre nom »... Il ne s'agit pas, bien sûr, de guetter les (sans doute nombreux) visiteurs de la Foire pour leur demander ce qu'ils pensent de la présence de M. Al-Suwaidan. Le problème, ce sont les organisateurs et tous ceux/celles qui cautionnent cette invitation.

Je sais combien il est plus facile de dénoncer les blessures que les autres « nous » infligent que celles que « nous » causons à d'autres ; j'ai d'autant plus de respect pour des prises de position comme celle de l''EmBeM (Empowering Belgium Muslims asbl), qui a publié un communiqué exemplaire (que je reprend en intégralité ci-dessous). Mais quel écho lui sera-t-il donné ? Et je précise: si les médias ne parlent pas autant de ces réactions que de la lamentable invitation à M. Tareq al-Suwaidan, ce n'est pas parce qu'ils « sont aux mains des juifs », mais parce qu'ils travaillent dans une ambiance d'islamophobie où, consciemment ou non, les « dérapages » sont montés en épingle tandis que les musulmans qui les dénoncent, sans pour autant pointer l'islam dans son ensemble, doivent crier fort, très fort pour se faire entendre.

 

 

Communiqué de Presse d'EmBeM sur l'affaire Al-Suwaidan et la Foire Musulmane.
EmBeM (Empowering Belgium Muslims asbl) condamne sans aucune équivoque les propos, actes et violences à caractère antisémite.
EmBeM questionne dès lors le choix des organisateurs de la Foire musulmane quant à la présence de M. Al-Suwaidan parmi ses invités, suite à des dérapages verbaux avérés. EmBeM trouve dommageable que, dans un contexte d’hypersensibilité intercommunautaire, la Ligue des Musulmans de Belgique (LMB) et la compagnie Gedis n’aient pas agi avec plus discernement lors de l’établissement de leur liste d’invités.
Si les organisateurs estiment que le discours religieux/spirituel de M. Al-Suwaidan est inoffensif, et qu’il doit être entendu indépendamment de ses positions politiques, nous sommes d’un avis contraire. Nous sommes convaincus que l’on ne peut faire abstraction du contexte politique et intellectuel au sein duquel évolue M. Al-Suwaidan, contexte qui ne peut qu’interagir avec son discours plus proprement spirituel.
En choisissant de maintenir M. Al-Suwaidan sur un panel, les organisateurs contribuent à brouiller les limites et à maintenir le flou entre antisémitisme (totalement inacceptable) et une critique radicale de la politique colonialiste de l’Etat israélien, à laquelle souscrit par ailleurs EmBeM au nom du droit à l’égalité, à la non-discrimination et à l’autodétermination de chaque peuple.
De la même manière, EmBeM s’est joint à d’autres acteurs pour dénoncer le manque cruel d’intervenantes féminines sur toutes les thématiques abordées, en contradiction avec le message d’inclusion que la LMB revendique pourtant porter.
EmBeM reste disponible pour soutenir la LMB dans ses efforts de remise en question de son programme et de sa liste d’invité-e-s tant en matière d’antisémitisme qu’en matière d’égalité homme-femme.
A l’heure où les musulmans réclament, de droit, une prise en compte de leurs sensibilités particulières, leurs organisations communautaires ne peuvent plus se permettre de s’enfermer dans des logiques exclusivistes et insensibles aux préoccupations d’autres communautés. L’inclusion réciproque, au sein de sociétés de plus en plus complexes, c’est précisément ça : une approche proactive et attentive quant aux préoccupations de l’ensemble des communautés qui compose notre fabrique sociale collective.

Mis à jour (Dimanche, 02 Novembre 2014 10:43)