Peut-on débattre de la prostitution ?
Le 21 août dernier, à l'occasion de la Fête des Solidarité à Namur, les Femmes Prévoyantes Socialistes organisaient un débat sur la prostitution. Oh, pas un des « grands débats » officiels de la Fête où l'on discutait sérieusement entre mecs (3 femmes sur 18 débattants, on se serait cru à Mise au Point période Maroy), non, une discussion assez confidentielle, dans la tente abritant le stand des FPS, entre musique du podium d'à côté et mixeur préparant les daiquiri (très bons par ailleurs).
La prostitution est un de ces sujets qui divise les féministes, ou plutôt, qui les déchire, provoquant trop souvent anathèmes, insultes, retraits de brevets de féminisme... Il est extrêmement difficile d'en parler avec un minimum de sérénité, ou simplement de respect mutuel, les unes accusant les autres de « putophobie » et de « complicité avec les curés » et les autres reprochant aux unes d'accepter, voire de favoriser, l' « esclavage sexuel » des femmes.
Il était donc assez courageux, de la part des FPS, d'inviter sur le même stand, à la même heure, deux représentantes de la position abolitionniste et une porte-parole d'un syndicat de travailleuses du sexe, dont la seule dénomination avait de quoi faire grimper aux murs les premières (1). Deux contre une, on peut regretter le déséquilibre, mais Morgane Merteuil était soutenue par un « fan club » qui n'a pas manqué de se faire entendre à partir de la salle : parfois par des interventions intéressantes, parfois dans le seul but d'« occuper la parole », parfois juste pour la couper aux autres. Sans oublier l'inévitable mec qui s'est senti porté par la mission de donner une bonne leçon de paternalisme « progressiste » (je précise que je ne dénie pas aux hommes le droit de s'exprimer, je regrette même qu'ils aient été aussi peu nombreux à ce débat ; à condition qu'ils parlent en leur nom, comme client ou refusant de l'être, comme compagnon, comme intervenant de terrain, comme chercheur...)
C'était d'autant plus courageux que les FPS ont une position abolionniste, même si ce courage ne sera reconnu par aucun des deux camps (chacun se demandant pourquoi on donne la parole à l'autre, qui inonderait déjà les médias...)
Le débat a-t-il eu lieu ? Pas vraiment.
Dans ce genre de discussion, l'ambition le plus élevée ne peut être que d'arriver à semer le doute dans les convictions bien établies, ou d'ajouter de nouvelles questions à celles que l'on se posait déjà. Y est-on arrivé ? Peu probable ; la discussion s'est déroulée dès le début dans un climat qui m'est apparu, à moi, assez violent, de part et d'autre. Couper la parole, dénigrer ce que l'autre dit, l'accuser d'on ne sait quelles obscures intentions, c'est violent (2) ; mais cela l'est tout autant de prétendre que la prostitution étant « une violence en soi », chaque rapport sexuel est « un viol » qui laisse des traces de traumatisme dans le cerveau, ce que l'imagerie médicale montrerait sans discussion possible. Dire cela à des personnes qui ne se reconnaissent pas comme « victimes », qui ne demandent nullement à être « sauvées » mais revendiquent le droit de prendre leur sort en main - selon le fameux « empowerment » - oui, c'est une violence, un refus de prendre leur parole en compte (3).
Je neme sens pas spécialement appelée à donner un avis bien arrêté sur le sujet, et je tiens surtout à ne pas parler à la place des premières concernées, comme on le fait trop souvent. Mais il se fait qu'en 2000, j'ai coordonné un dossier « prostitution »pour la revue Politique, et en relisant l'édito 15 ans après, je me dis que le débat n'a guère avancé. Depuis, l'association où je travaille a mené un projet Daphné contre les violences à l'égard des personnes prostituées, ce qui a posé question à l'équipe. Plutôt que de s'entretuer ou s'excommunier, nous avons choisi d'en débattre entre nous, sous la supervision d'une personne externe chargée de veiller au bon déroulement des débats. Durant un an, nous n'avons éludé aucune question : quelle est notre position personnelle, d'où vient-elle, quels sont nos rapports avec le sexe et l'argent, comment distinguer « choix libre » et « choix contraint » ? Nous nous sommes même demandé pour lesquelles d'entre nous, dans une situation extrême, la prostitution aurait pu constituer une issue envisageable.
Au bout d'un an de discussions, nous avons décidé... de ne pas prendre de position, entre « violence à abolir » et « métier à reconnaître » (sans parler de toutes les possibilités intermédiaires). Nous avons bien sûr chacune nos convictions mais ce que nous avons en commun, c'est la volonté de soutenir les personnes prostituées dans leurs propres choix (qu'ils soient « libres » ou « contraints »), de conribuer par notre expertise à la lutte contre les violences à leur égard – que ces violences viennent des clients, des proxénètes, des riverains, de la police ou de l'Etat. Dans les plateformes féministes dont nous faisons partie, nous essayons juste d'éviter une prise de position tranchée, qui serait l'abolitionnisme, à une large majorité. Notre voix est très minoritaire.
Comme les autres, j'ai aussi une conviction personnelle, même si elle reste floue : j'essaie de respecter un principe, qui consiste à prendre au sérieux la parole des femmes. Aussi bien de celles qui se nomment les « survivantes », ce qui en dit long sur leur vécu personnel, que de celles qui revendiquent un choix, sinon tout à fait libre du moins aussi libre qu'un autre, et pour qui la violence vient surtout de la stigmatisation dont elles font l'objet – y compris celle qu'elles ressentent de la part des abolionnistes.
Je reste donc tout à fait sur la ligne de mon association... et de mon édito d'il y a 15 ans : « Sans vouloir jouer sur une espèce de consensus mou ni de « troisième voie » où l’on finit par perdre tous ses repères, il existe des mesures sur lesquelles un accord large peut se dégager : toutes celles qui permettent une véritable lutte contre la traite des êtres humains, une véritable aide offerte à ses victimes ; toutes celles qui améliorent les conditions de vie, la protection sociale et les possibilités de réinsertion ». Bien qu'aujourd'hui, je n'emploierais plus le terme de « résinsertion » qui contient déjà un jugement de valeur, mais plutôt de « changement de cap » (4).
Qu'aucune femme, aucun homme, ne soit « obligé/e » de se prostituer, on est d'accord là-dessus . Ni par contrainte, ni par trafic, ni pour avoir des papiers, ni pour nourrir ses enfants, ni pour payer ses études... ce qui ne va pas, hélas, dans le sens des politiques d'austérité actuelle. Là-dessus, on devrait être capables de s'entendre.
Malheureusement, à lire et écouter les un/e/s et les autres, il paraît bien difficile de reconnaître la complexité du monde, et distinguer vrai/e/e ennemi/e/s et possibles allié/e/s...
Pour aller plus loin :
Sur la "non position" de Garance : http://www.garance.be/cms/?-Prostitution,80-
Une analyse décapante de Morgane Merteuil : http://revueperiode.net/le-travail-du-sexe-contre-le-travail/
Dossier dans le Monde Diplomatique de septembre 2014 : voir en lecture libre http://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/CHOLLET/50750
Dans Libération, un dossier récent à partir du témoignage de Rosen Hicher, une ancienne prostituée qui entame à travers la France « une marche pour l'abolition » : http://www.liberation.fr/societe/2014/09/02/la-prostitution-est-une-drogue-puis-une-mort-lente_1092355
(1) D'un côté Pierrette Pape, Chargée de politiques et coordinatrice de projets sur les violences faites aux femmes au Lobby Européen des femmes et Aurore Van Opstal, mémorante à l'Université Libre de Bruxelles ; et de l'autre Morgane Merteuil, Secrétaire générale du Syndicat des travailleurs du sexe (Strass, France).
(2) Et que dire lorsque Thierry Schaffauser, co-fondateur du Strass, publie un tweet se réjouissant que Najat Vallaud-Belkacem, « sale putophobe et criminelle s'est fait virer du Ministère des Droits des Femmes On a gagné » (ce qui est faux par ailleurs, puisque la ministre a plutôt été promue). Au moment où toute la droite « genrophobe » et raciste lui tombe dessus... Strass et Manif pour tous, même combat ?
(3) Brandie comme une preuve irréfutable, la science mérite d'être davantage questionnée. Dans ce cas-ci, il faut s'interroger sur l'échantillon : s'il est composé de personnes qui se définissent elles-mêmes comme traumatisées, le résultat n'est pas étonnant... mais il est biaisé. Sur les biais possibles dans les recherches sur le cerveau, il est toujours bon de lire Catherine Vidal : http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/article-le-concept-de-cerveau-homosexuel-est-il-scientifiquement-fonde-18866.php
(4) « La « réinsertion », c’est-à-dire de l’insertion dans l’économie nationale légale (ce qui signifie, pour des femmes en grande majorité migrantes, une insertion dans le secteur du travail domestique, du care, etc.) », comme l'écrit Morgane Merteuil dans l'article cité de la revue Période
Mis à jour (Vendredi, 05 Septembre 2014 11:41)