Mal à (De)lhaize

Ce n'est plus vraiment un scoop : chez Delhaize, 14 magasins sont promis à la fermeture, 2500 emplois menacés de disparition et les autres, tout aussi menacés mais « seulement » de baisses salariales ou de plus mauvaises conditions de travail. Certians médias titrent sur un « bain de sang social ». D'autres, surtout les financiers, ceux qui aiment nous donner à nous, pauvres ploucs et ploukettes, des leçons de responsabilité, reprennent froidement l'annonce de la direction : une décision qui garrotte le futur de milliers de personnes, ça s'appelle un « plan d'avenir ».

Juste pour aggraver votre nausée, je vous livre cet extrait de l'Echo du jour : « A la Bourse de Bruxelles, les investisseurs saluent actuellement les choix difficiles pris par la direction du groupe Delhaize. Vers 12h30, l’action grimpe de 1,42% à 52,96 euros. En travaillant sur ses coûts tout en continuant à investir, Delhaize a présenté ce mercredi matin des " mesures extrêmes " que les "actionnaires adorent ", explique Pierre-Alexandre Billiet, professeur à la Solvay Business School et administrateur délégué de Gondola, la plate-forme du secteur de la distribution. » La plateforme porte bien son nom, Gondola : en effet, de quoi se gondoler.

Mais alors, nous les ploucs et ploukettes, que pouvons-nous faire ?

Aller apporter notre soutien à un piquet de grève : c'est fait. Et après ? « Boycotter le selfscan ! » clament certains. Moi, le selfscan, je le vomis, pas seulement parce qu'il supprime des emplois de caissières (pour en créer d'autres, de vigiles, nettement moins sympathiques) mais parce qu'il réduit encore les relations humaines, même les plus basiques, le « bonjour-comment-ça-va-au revoir » qui constitue parfois le seul dialogue de la journée pour pas mal d'isolé/e/s, notamment les plus âgé/e/s. Et je rougis d'avoir parfois râlé (intérieurement) sur des caissières trop bavardes quand les files s'allongeaient...

Bon, mais le boycott éventuel du selfscan, c'est pas ça qui nous rendra les 2500 emplois. D'autres suggèrent de boycotter Delhaize. Bizarre comme stratégie. Nous atteignons là, par l'absurde, la limite de ce que peut faire le consommateur individuel : aller dépenser ses sous dans ces pousse-à-la-dépense, ça revient à enrichir leurs cyniques actionnaires. Opter pour le petit commerce de proximité, le bio, les diverses alternatives genre groupement d'achat, outre que ça demande du temps et de l'argent, pas à la portée de tou/te/s, voilà qui risque de provoquer (ou au moins de servir de prétexte à) de nouvelles pertes d'emplois. Sans oublier que grâce à leurs combats, les travailleurs - et surtout -euses, ne l'oublions pas - ont obtenu des salaires et des conditions de travail bien meilleures dans la grande distribution que chez les « petits ». Pouvons-nous êtes sûr/e/s que le commerce bio traite bien ses travailleurs/euses ? Certains sûrement. Tous, sûrement pas.

Evidemment il y a ceux qui pensent qu'il s'agit avant tout de redéfinir l'emploi, remplacer les travaux « crétins » (je cite) par des machines ou l'auto-boulot des consommateurs (en général sans compensation sur les prix) – position quelque peu « surplombante » sinon « aristocratique » car oui, il y a des travailleur/se/s qui les aiment, ces boulots « crétins », et qui l'aiment, qui en sont parfois fier/e/s, de cette entreprise exploiteuse, réflexe ouvrier regardé non sans un brin de condescendance par la classe moyenne férue d' « alternatives ». Oui, il faudra un jour repenser les notions mêmes de « travail » et d' « emploi », mais allez donc l'expliquer dans les piquets de grève, où les larmes et la colère ne sont pas seulement dues aux difficultés financières à venir mais aussi à la perte d'une certaine illusion de relation « affective » avec un nom, une enseigne, un boulot accompli sinon avec enthousiasme, du moins avec conscience. Et l'impression que cette conscience-là est méprisée, réduite à néant, que vingt, trente, quarante ans de vie sont brusquement jetés à la poubelle. On ne peut ignorer ce sentiment-là.

Alors oui, il faut être « solidaire », sans trop savoir ce que cela signifie.

Avec la colère d'entendre sans cesse parler, côté patronat, du "coût du travail", alors même que c'est ce "coût " (en salaire direct pour les personnes avec emploi, en salaire indirect, différé ou solidarisé pour les allocataires)  qui permet aux enseignes de la grande distribution d'avoir des client/e/s et donc des bénéfices.

Avec la perplexité devant la pauvreté de la réaction syndicale, qui conjure Delhaize d'avoir une vraie politique commerciale pour "regagner des parts de marché"... autrement dit, à piquer des client/e/s aux autres enseignes, où l'emploi sera à son tour menacé...

Avec l'écoeurement, aussi, d'entendre PS et SP.a appeler à "limiter les dégâts", comme s'il s'agissait d'une simple chute de grêlons.

Rappeler aussi les chiffres communiqués par le groupe lui-même : "Le bénéfice net, part du Groupe s'est élevé à EUR 574 millions, une hausse de 11,7% à taux de change réels et de 7,9% a taux de change identiques". Et mettre en avant cette info du PTB, reprise (notamment) par RTL (1) : Delhaize s'est acquitté d'impôts avec un taux de... 0,15%, grâce aux largesses fiscales belges.

 

 

 

(1) Une collègue, qui ne vote pourtant probablement pas pour la gauche radicale, me disait ce midi : « Avec des élus PTB, les médias vont être obligés d'écouter et de répercuter ce qu'ils disent, leurs chiffres. Rien que pour cela, vive le PTB... »

Mis à jour (Mercredi, 11 Juin 2014 18:01)