Pride, arrête ton char !
Autrefois, nous étions des allié/e/s. Nous étions uni/e/s contre l' « hétéropatriarcat ». Vous étiez présents à nos côtés quand nous manifestions pour le droit à l'avortement et avec nous, vous envahissiez une église où l'on célébrait un mariage, aux cris de « Libérérez la mariée ! » (1971).
Les temps ont changé. Notre fougue révolutionnaire a pris un coup de vieux, et notre prétention à changer le monde, pour les hommes comme pour les femmes, pour les hétéros comme pour les homos, s'est transformée en revendication tiède et libérale d' « égalité des chances ». Le « Rapport contre la normalité » a été remplacé par son contraire, une soif d'être comme les autres, d'avoir le droit de faire l'amour comme la guerre, de donner son sang pour la transfusion comme pour la patrie (ou le capital). En réponse aux tragédies de l'épidémie de sida, vous avez revendiqué le mariage, notre ennemi commun d'hier. Et quand nous continuons à réclamer le droit de choisir nos maternités ou d'être des personnes à part entière par l'individualisation des droits sociaux, vous n'êtes plus là. Et pourtant, de notre côté, quand il a fallu s'opposer en France aux réacs de la « Manif pour tous », même les plus allergiques au mariage étaient dans la rue avec vous.
Mais soit, nous nous sommes séparés, on peut le regretter mais cela n'avait en soi rien de tragique. Jusqu'à ce que les choses se gâtent pour de bon.
Parce que vous disposez de moyens qui nous manquent mais aussi parce que les médias, hauts lieux d'homosocialité, sont mieux dipsosés à vous entendre, vous avez en quelque sorte monopolisé les combats – et les finances (1) et l'a visibilité. Nous avons disparu des radars et c'est vous, et vous seuls, qui avez prétendu représenter tout ce qu'on met aujourd'hui sous la large bannière du « genre ».
Aujourd'hui, le divorce est consommé. Ce n'est pas seulement que nos chemins sont différents : de plus en plus souvent, ils sont divergents et même opposés. D'alliés vous vous êtes transformés en une des figures de la domination masculine. Comme je l'écrivais déjà à l'occasion de la Pride 2012, « comme le mâle est censé représenter l'entièreté de la condition humaine, le gay prétend résumer la condition homosexuelle » . Un dernier exemple ? Vous vous réjouissez que les « LGBT » soient désormais représentés au CA du Centre Interfédéral de l'Egalité des Chances. Les LGBT ? Non, juste les G : deux postes, deux hommes. Mais cela ne vous trouble guère. Vous allez bien sûr aussi veiller aux préoccupations des lesbiennes... pusique ce sont forcément les mêmes que les vôtres !
Vous avez certes soutenu la revendication de co-maternité des lesbiennes... mais c'était pour mieux exiger aussitôt, comme l'an dernier déjà, une légalisation de la GPA, soit les mères porteuses. Sans même parler des risques de marchandisation du corps des femmes, les rapports de classe et de revenus, que vous prétendez vouloir éviter, vous tentez de mettre sur le même plan une grossesse de neuf mois, et tous ses effets collatéraux, et le don de sperme ! Cette GPA qui tranforme les femmes en simple réceptacle de vos désirs est devenue l'une des revendications-phares (présente dans deux des six points !) ) que vous mettez en avant. Non, nous ne pouvons pas marcher ensemble.
Pire encore, si possible : pour préparer cette Pride, vous avez oublié tout principe pour ne retenir comme seul critère que le montant du chèque que l'on peut mettre sur la table. Voilà pourquoi, en ouvrant votre brochure de présentation, on tombe immédiatement en page 2 sur une publicité de la N-VA : il a suffi qu'elle paie. Celle-là même qui, dans une tribune dans Zizo où elle a désormais ses entrées, après avoir affirmé tranquillement que les militants flamingants ont eux aussi été victimes de la terreur nazie, peut écrire sans contradiction que les droits des homosexuels sont menacés par le nombre croissant de musulmans vivant chez nous (2) - et par rien d'autre.
Il ne s'agit pas d'interdire un parti politique dans votre défilé, mais entre la « non interdiction » et la « mise en avant » il y a un pas. Que vous franchissez sans gêne. Sans vous poser de questions sur cette tendance des mouvements gays (oui : principalement gays) à fricoter avec ce que la théoricienne a éricaine Jasbir K. Puar dénonce comme un « homonationalisme » (3). Elle n'est pas seule : le journal le Monde a consacré en 2012 un article significatif à ce sujet.
Le Monde rappelle quelques réalités dérangeantes. Aux Pays-Bas, Geerts Wilders adore autant les gays qu'il hait les musulmans. En Suisse, l'ultra droitière UDC (Union Démocratique du Centre), à l'initiative de plusieurs référendums xénophobes, a sa section « gay ». Les hoooligans nationalistes de l'extrême-droite anglaise ont tenté d'organiser une Gay Pride dans des quartiers immigrés de Londres, par provocation, histoire de démontrer qui c'est qui est le plus civilisé. Tous ceux-là adorent les gays, autant que la N-VA, à condition que cette conversion à l'"homophilie" puisse servir de prétexte à renforcer leur islamophobie.
Il y a bien sûr aussi des résistances. Didier Lestrade, l'un des fondateurs d'Act Up, a balancé son dépit dans son livre « Pourquoi les gays ont viré à droite » (4).
De son côté, en 2010, Judith Butler a refusé le Prix du courage civique que les organisateurs de la Pride de Berlin s'apprêtaient à lui remettre, en proclamant que la lutte contre l'homophobie avait dégénéré en action xénophobe et même raciste.
En 2011, devant la colère de plusieurs associations, les organisateurs de la Pride parisienne ont dû retirer au dernier moment l'affiche qui annonçait le défilé parisien : barrée du slogan "Pour l'égalité, en 2011 je marche, en 2012 je vote", celle-ci représentait un coq dressant fièrement sa crête. Une façon d'exclure clairement les étrangers, en particulier les sans papiers.
Je sais, on ne peut pas généraliser. Certains gays ne se reconnaissent pas dans cette évolution et à l'inverse, les lesbiennes ne sont pas rares à vous rejoindre. Il y a parmi vous des militants de gauche, des libertaires, des féministes. Bien trop rares et isolés, hélas .Les organisateurs de la Pride ont choisi le commerce et la dépolitisation (qui est une autre forme de politisation, en fait).
Pour l'apothéose du 17 mai, plusieurs associations, et pas des moindres (5), ont voulu se démarquer d'une Pride trop commerciale, ses chars et son manque de principes, évitant cependant de vous heurter de front. L'APA Belgium (pour Alternatieve Pride Alternative) se présente ainsi : « Nous, associations LGBTQI, féministes, anti-racistes, anti-capitalistes, body-positive, handies, et militantes pour les droits humains, nous ne nous retrouvons plus dans cette célébration qu’est devenue « The Pride ». Parce que « célébration » rime avec « modération » ; parce que « lutte pour l’égalité » et « attraction commerciale » ne font pas forcément bon ménage ; parce que ce qui s’est gagné peut rapidement se perdre ; parce que pendant que nous ferons la fête ce 17 mai 2014 d’autres souffriront injustement ».
Si tout se passe bien dans les négociations avec les organisateurs, elles marcheront en tête du cortège, petit groupe résistant devant une longue page de publicités électorales et commerciales (6). « Parce que dépolitiser le débat, tel que le fait « The Pride » aujourd’hui, c’est aussi refuser d’envisager une plus grande solidarité entre les minorités contre les différents systèmes d’oppression qui sont interconnectés… » : espérons que leur message sera entendu, qu'il ne sera pas noyé sous les décibels techno ni écrasé par les chars.
1. Même si elle semble avoir quelques problèmes de trésorerie, la Pride dispose de quelque 270 000 euros pour un événement de 15 jours, une somme qui peut faire rêver pas mal d'associations féministes pour un travail d'un an... Voir ici
2. On peut lire dans Zizo, magazine holebi flamand : « De wereldwijde radicalisering van de Islam, gepaard gaande met een groeiende aanwezigheid van moslims in Vlaanderen en Europa zorgt voor een nieuwe bedreiging voor homoseksuelen en hun rechten. Ook hier vindt de holebibeweging alweer een bondgenoot in de Vlaams-Nationalisten die erop staan de eigenheid en identiteit van de Vlamingen en hun cultuur te vrijwaren ». (« La radicalisation mondiale de l'islam, couplée à la présence grandissante des musulmans en Flandre et en Europe, représente un nouveau danger pour les homosexuels et leurs droits. Ici aussi le mouvement holebi trouve un allié chez les nationalistes flamands qui se battent pour assurer l'identité des Flamands et de leur culture »). Voir l'article ici
3. Jasbir K. Puar : "Homonationalisme et politiques queer après le 11 septembre 2001, éditions Amsterdam
4. Didier Lestrade : Pourquoi les gays sont passés à droite (Seuil)
5. Ont déjà rejoint l'Alternatieve Pride Alternative : Amnesty International, le Club du 23, Fat Positivity Belgium, Garance, Genres d’à côté, Genres Pluriels, Merhaba, queerpunxbelgium, Université des Femmes.
6. L'idée de voir la Pride comme une longue page de publicité n'est pas de moi mais d'une de mes camarades du mystérieux « Club du 23 ». Proposée à l'APA comme une des banderoles possibles, elle n'a finalement pas été reprise, jugée trop agressive. Dommage...
Mis à jour (Vendredi, 09 Mai 2014 11:43)