Parcours de désintégration
Bienvenue en Belgique !
Tu viens de débarquer dans notre beau pays démocratique, grâce au principe du regroupement familial. Il fait froid et il pleut, mais qu'importe, te voilà dans un petit paradis : celui du respect des droits humains, de l'égalité entre hommes et femmes, avec la certitude que si jamais ta dignité et ta sécurité sont bafouées, tu trouveras de l'aide !
Tu as fait ce chemin pour rejoindre un Belge si charmant rencontré dans ton pays durant ses vacances ou son voyage professionnel, ou un de tes compatriotes qui a obtenu un séjour légal. Tu arrives avec de grands rêves : apprendre la langue, suivre une formation, trouver du travail, fonder une famille.
Les premiers temps, tout va bien. Tu t'acclimates doucement. Mais voilà que de petits incidents viennent obscurcir ta vie : ton mari te fait des remarques désobligeantes sur ta manière de t'habiller, de faire la cuisine, il se met à te surveiller, il ne veut pas que tu voies certaines personnes, et comme tu ne le prends pas assez au sérieux, il t'enferme à la maison. Que peux-tu faire ? Ton droit de séjour dépend de lui, durant les trois premières années de ton mariage (et bientôt cinq). Alors tu mords sur ta chique et tu te dis que ça lui passera.
Mais ça ne passe pas.
Une nuit, il décide que tu vas dormir par terre. Un matin, alors qu'il est parti travailler sans que tu aies pu déjeuner, tu découvres que le frigo est cadenassé. Quand il rentre, ce sont les engueulades, les insultes. Si jamais tu tombes enceinte, c'est pire. Il ne veut pas de cet enfant, ça coûte cher et toi, tu ne fous rien. Et un jour où il est particulièrement énervé, le premier coup part. Là, c'est trop. Ou alors il s'excuse, il jure de ne pas recommencer, peut-être même qu'il t'apporte des fleurs, et tu reprends espoir... avant que ça ne recommence, en pire.
Et enfin un jour, tu arrives à t'échapper. Mais où aller ? Ton mari a réussi à te couper des rares contacts que tu as pu nouer dans cet environnement inconnu. Rentrer dans ton pays ? Impossible. Ce serait le déshonneur, les tiens ont mis tant d'espérances en toi, ou peut-être même que ton mari t'a menacée d'un accueil très chaud par sa famille ou ses amis sur place. Déjà qu'ici, en découvrant ton départ, il est fou de rage. Tu dois trouver un abri.
Tu as appris, par hasard, qu'il existe des centres d'accueil pour des femmes maltraitées. Si tu as beaucoup de chance, il y aura une place libre. Mais voilà : ces centres, déjà sous-financés, ne sont pas censés t'accueillir, si tu n'es pas en situation régulière. Or puisque tu as quitté ton mari avant le délai légal, tu as perdu ton droit au séjour. Et comment feras-tu pour contribuer aux frais, comme le font les autres femmes ? Tu n'as pas le sou.
Pourtant tu es accueillie – parce qu'ici, jeter une femme à la rue sans solution, c'est insupportable – et tu obtiens même une aide du CPAS. Sauvée ? Non : enfoncée, comme tu le constateras plus tard.
Car lorsque tu quitteras cet abri temporaire, l'Office des Etrangers ne pourra que constater que tu ne remplis pas au moins l'une des deux conditions indispensables pour obtenir le droit de rester chez nous : ne pas être à charge de la société.
En effet, si tu es victime de violences, nos lois hospitalières prévoient que tu peux obtenir le droit de séjour, à deux conditions : d'une part, fournir la preuve de violences physiques subies – dormir par terre, ne pas avoir accès au frigo, c'est pas suffisant, juste des plaintes de chochotte ; et d'autre part, ne pas dépendre de la générosité de notre Etat social. Peut-être remplis-tu la première condition, si tu as perdu l'une ou l'autre dent, fait constater des coups, décidé de porter plainte. Reste la deuxième condition. Tu suis une formation, tu es prête à accepter n'importe quel boulot, même sans rapport avec tes intérêts ou tes qualifications ? Trop tard ! La condition, c'est de pouvoir prouver ton indépendance financière AVANT la perte de ton droit de séjour !
Tu as encore la possibilité d'introduire un recours auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers. Le temps, par exemple, de trouver un boulot. Seulement, ce Conseil statue uniquement sur la légalité des décisions de l'Office des Etrangers, et ne tient pas compte d'un nouvel élément. Donc, même si entretemps tu disposes de tes propres revenus, le Conseil ne peut rien pour toi : la décision de l'Office était parfaitement égale au moment où elle a été prise.
Et peut-être ne sais-tu pas le pire. Lorsqu'il a constaté ton départ, ton mari s'est précipité à la police pour faire constater ton abandon du domicile conjugal. Le pauvre, il a dit avoir compris qu'en fait, tu ne l'avais épousé que pour avoir des papiers, en jouant sur ses sentiments. Il en a le coeur brisé et il va porter plainte contre toi. Cela s'appelle un « mariage gris », et nos lois sont sévères avec cette manière destructrice de tenter d'obtenir des papiers. Sa plainte arrivera directement à l'Office des Etrangers, tandis que la tienne flottera quelque part dans les cieux surchargés de la justice. On ne rigole pas chez nous avec des tricheuses de ton espèce ! Tu l'admettras, l'immigration clandestine est un problème autrement plus important que tes petits bobos.
Quoi, tu veux encore contester, prendre un avocat... ? Eh bien, bonne chance. Et comment comptes-tu le payer ? Car même sans revenus ou presque, tu n'as pas droit au pro deo si ton mari, lui, a des revenus suffisants et que vous n'êtes pas divorcés. Oublie l'avocat...
Voilà, ton parcours de désintégration va s'arrêter là. Tu reçois un ordre de quitter le territoire. Personne ne peut plus rien pour toi. Personne... ? Eh bien si, peut-être quelqu'un. Les associations qui s'occupent de personnes comme toi – car oui, heureusement elles existent.... - constatent de plus en plus souvent la présence ds malfaisants rôdant autour de centres ouverts, guettant les proies grâcieusement mise à disposition par notre (non) politique d'asile. Le paradis pour les réseaux mafieux : même pas besoin d'aller chercher leurs victimes dans leur pays d'origine, plein de jeunes femmes sous la main, désemparées comme toi, prêtes à tout pour ne pas être expulsées. Ils le savent, ces vautours. Et n'auront même pas besoin de violence ou de menaces pour te convaincre de « travailler » pour eux. Les associations voient de plus en plus de femmes « disparaître dans la nature », ce qui n'est qu'une façon de parler, car cette « nature » est bien sinistre. Elles se disent soulagées si un jour, elles reçoivent de tes nouvelles : ça prouve au moins que tu es encore vivante.
Voilà, c'est ton histoire, celle de la double et triple et multiple et infinie violence que tu subis, dans notre beau pays démocratique, si soucieux des droits des femmes. Et que notre secrétaire d'Etat à l'immigration,si populaire, ne fait qu'aggraver. Alors peut-être que parfois, si tu as pu rester, apprendre notre langue et découvrir notre culture, il t'arrive de chantonner tout bas cette chanson de Renaud, adaptée à ta situation :
« ... Car aucune femme sur la terre
Voyant une autre femmes en loques
Ne serait capable de se taire
Sauf peut-être Maggie De Block »
(mais hélas aussi beaucoup d'autres femmes, pour de même pas parler des hommes)
Les situations relatées ont toutes été racontées lors du colloque du 25 novembre, « Femmes migrantes et double violence » à Namur. Les femmes dans cette situation peuvent trouver des informations utiles sur le site des FPS
Mis à jour (Mercredi, 27 Novembre 2013 17:41)