Détective (anti)social

 

 

Le type à contrôler habitait au fond d’une impasse. Il suffisait de se laisser guider par la musique. Je me garai et sonnai à la porte. Je dus attendre les quelques secondes qui séparaient deux rock and roll endiablés pour avoir une chance de faire entendre mon coup de sonnette.

L’homme qui vint m’ouvrir avait les cheveux hirsutes, les yeux rouges de fumée et la chemise flottant hors de son pantalon. Il était essoufflé, et certainement pas pour s’être tordu de douleur causée par le mal de dos qui, officiellement, l’empêchait de se consacrer à son travail.

Il affichait un vague sourire, j’étais peut-être l’amie d’amis venue m’éclater à sa soirée.

« Non, merci, je n’entre pas. Je viens vous prévenir que votre employeur vous surveille, et que vous devriez peut-être fait attention si vous ne voulez pas d’ennuis.

- Hein ? Quoi ? Quels ennuis ? Qui me surveille ? » Il devait crier, à cause de la musique.

« Ecoutez, lui dis-je, j’ai été chargée de vous contrôler…

- Z’êtes médecin ? Z’avez vu l’heure ? C’est quoi ce cirque ? »

Il commençait à m’énerver. Il faut avoir les convictions solidement accrochées pour prendre le parti d’un macho vociférant, alors que son patron qui, lui, avait des manières si délicates. C’en était presque émouvant, en signant mon chèque il s’excusait presque. Moi qui pensais que dans nos démocraties surdéveloppées, les scrupules avaient été plus sûrement éradiqués que la variole ! « Vous comprenez, avec la conjoncture… Moi non, plus, je n’aime pas ces méthodes, mais que voulez-vous, la concurrence… »

Ma proie me toisait avec arrogance.

« Bon, et alors c’est quoi que vous voulez ?

- Vous avertir, c’est tout. Normalement, je devrais faire un rapport qui vous permettrait de vous reconvertir dans le rock and roll pour le restant de vos jours. Vous me comprenez, là ?

- Oh, mais c’est qu’elle me menace…  tenta-t-il d’ironiser, mais plus faiblement. C’est du chantage, ou quoi ?

- C’est ça, mon vieux. Vous avez tout compris. Vous dansiez, eh bien chantez maintenant ! »

Et sur cette grandiose réplique, je tournai les talons et m’engouffrai dans ma jaguar deux-chevaux (dont un seul galopait encore). J’étais presque sortie de l’impasse quand je le vis dans le rétroviseur se décider à claquer la porte.

 

La seule fois où j’ai remis un rapport honnête, du genre à me faire mal au ventre, c’est quand j’ai découvert que le faux malade consacrait une partie de ses congés injustifiés à tabasser sa femme. Là, je n’ai pas hésité. J’ai eu droit aux chaudes félicitations de mon commanditaire. Je n’en suis pas très fière, parce qu’après tout, qui me dit que lui aussi n’est pas un batteur d’épouse… ? Et les ennuis par moi occasionnés au batteur n°1 n’ont pas forcément amélioré la situation de sa chérie. Sur qui aurait-il pu passer ses nerfs, sinon sur elle ? Moi j’étais une inconnue et son chef hors de portée. Il n’avait ni enfants ni chiens.