Le Réveillon de tante Marta

Tante Marta a toujours été la gaffeuse de la famille. Aussi avait-on pris l'habitude de ne la voir qu'en petit comité, et de l'éviter lors de grands rassemblements, où il y avait toujours quelqu'un à blesser. Jamais on ne prenait le risque de l'inviter aux anniversaires ou aux réveillons.

Mais cet été, Marta a perdu son mari, et je ne voulais pas de la laisser affronter seule l'arrivée de la première année sans lui. Aussi lui ai-je proposé de nous rejoindre, tout en lui expliquant la règle qu'il lui faudrait absolument respecter : les opinions dans la famille étant très diversifiées sur "le" Sujet, non seulement il n'était pas question de l'aborder de front, mais il fallait éviter tout terme qui s'y rapportait, de près ou de loin. Surtout pour son frère, mon père, dont le coeur ne supporterait pas d'entendre le ton monter, le vin aidant. Marta a promis de faire attention. Pas un mot plus haut que l'autre. Pas un mot qui puisse faire allusion au Sujet interdit.

 

Nous serions une douzaine, Marta était chargée de l'apéro et du dessert.

Elle est arrivée, toute pimpante, dans une veste rouge écarlate aux couleurs de ses lèvres, et elle a tendu à son frère deux bouteilles : "Tiens, j'ai apporté des bulles !" Et comme je lui faisais de gros yeux, elle m'a chuchoté à l'oreille : "Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?"

L'apéro s'est déroulé sans autre incident (ses bulles, je l'admets, étaient de qualité). On a parlé de sujets anodins, les dernières séries sur Netflix, la faim dans le monde, le réchauffement climatique.

- Il fait anormalement doux, a constaté Marta, cette année, pas de neige, même pas une matinée de gel !

De gel ! Mais que disait-elle là ! J'ai jeté un regard vers mon père, mais il n'avait manifestement pas entendu, trop occupé par les explications d'un cousin qui savait tout de la façon de restreindre drastiquement les émissions de CO².

Nous sommes passés à table. Malgré sa santé fragile, mon père est resté un excellent cuisinier, nous nous sommes régalés. J'avais placé Marta à côté de moi, au cas où. De l'autre côté elle avait pour voisine une nièce lointaine qu'elle connaissait à peine, et que je lui ai présentée comme une informaticienne hors pair.

- Oh, ça tombe bien, s'est exclamée Marta, j'ai justement un problème avec ma tablette..

Et elle s'est mise à détailler ses ennuis, avant de conclure :

- Tu crois que ça peut être un v... 

- Un hacker malveillant ?  l'ai-je coupée sans lui laisser le temps de terminer.

Puis j'ai laissé ma nièce développer différentes hypothèses, auxquelles je ne comprenais rien, pas plus que Marta, je suppose.

Entre les plats, nous avons lancé des sujets non essentiels, le sport, la culture, ça ne pouvait pas faire de mal.

- Et tu vas toujours aussi souvent voir des expos ? ai-je demandé à Marta, histoire de la faire participer à la conversation sans prendre de risque excessif.

- Plus que jamais ! a-t-elle lancé avec satisfaction. Et je découvre sans cesse de nouveaux trésors. Tenez, vous savez quoi ? Jusqu'à la semaine dernière, je n'avais jamais mis les pieds à Binche, au musée du masque... 

Je fus prise d'une soudaine quinte de toux qui obligea les autres à réagir, c'est-à-dire, selon les nouvelles consignes, plutôt que de me taper dans le dos, s'éloigner autant que possible et ouvrir grand les fenêtres. Mais je les ai vite rassurés : j'avais juste avalé de travers une arête ou qui sait, un bout de plastique qui traînait dans la cassolette de poissons.

Nous arrivions au dessert et parlions voyages, sujet purement virtuel par les temps qui courent. Il me semblait qu'il n'y avait pas un endroit au monde où Marta n'avait pas mis les pieds. Je l'ai encouragée à raconter les anecdotes les plus... j'ai failli dire "piquantes", mais je me suis rattrapée à temps ; les anecdotes les plus étonnantes, ai-je corrigé. Elle ne s'est pas fait prier, et les convives, surtout les plus jeunes, étaient fascinés.

Alors qu'elle racontait une expédition dans la jungle, où elle s'était retrouvée face à face avec un tigre, la petite cousine lui a demandé :

- Et tu n'as jamais eu peur...?

Marta s'est mise à rire:

- Ah ça non, jamais! Après tout je suis majeure et va... 

J'ai toussé encore plus fort que la première fois.

 

Marta avait apporté un dessert original, venu des Andes, disait-elle. Une espèce de tarte de couleur indéfinissable en forme de coeur, qu'il fallait juste le réchauffer.

- Je la mets au four?  a demandé ma soeur, déjà debout.

- Oh non, ça ira très bien au micro-ondes!  a dit Marta

C'est là que mon père a bondi en renversant sa chaise, et il a hurlé:

- Quoi, Omicron? Quoi, Omicron? Tu le fais exprès, ou quoi? 

Et il a tourné les talons, jetant sa serviette sur la table – qu'il a loupée – d'un geste théâtral.

- J'ai été patient, mais là, vraiment j'en ai ma dose! a-t-il lancé avant de claquer la porte.

 

Marta a tourné vers moi un regard qui hésitait entre la peine et la surprise.

- Mais qu'est-ce qui lui prend? Pourquoi il s'énerve comme ça? Et pourquoi il parle de dose...? Tu ne m'avais pas dit qu'on devait éviter toute allusion...? 

Mis à jour (Jeudi, 30 Décembre 2021 13:26)