Une année sans fin

Les premiers messages que je découvre en allumant mon ordinateur sont du genre goguenard : « Dites, vous n'avez pas fait une erreur de date sur votre site... ? » Mais alors que la matinée avance, le ton se fait plus inquiet : « Il y a vraiment quelque chose qui cloche... » Et enfin vers midi, c'est la colère qui explose : « Mais bon sang, qu'est-ce que vous foutez... ? »

Peu à peu le malaise me gagne aussi. Que je regarde dehors ou que j'observe mon chat, une étrange impression de déjà vu se glisse subrepticement dans mes neurones.

J'essaie de comprendre, je retourne en arrière, vers les débuts, ce nouveau logiciel révolutionnaire...

 

« Un deuil ? Une rupture ? Un incendie ? Une inondation ? La guerre ? Un diagnostic de cancer ? Contactez-nous : nous effaçons votre année de merde ! »

L'annonce, parue dans des médias confidentiels, avait connu le même sort : confidentiel. Quelques curieux avaient téléphoné, deux ou trois avaient sollicité un premier rendez-vous gratuit, obligeant Jo à passer l'aspirateur dans la pièce pompeusement baptisée « bureau », mais personne n'avait franchi la barrière du contrat payant. A croire que le malheur avait déserté la terre, ou que les gens cherchaient le sauvetage auprès de psys ou d'autres charlatans, pourvoyeurs de morphine ou de consolations illusoires.

Plus d'une fois, j'avais suggéré à Jo de laisser tomber ; l'idée était excitante, le projet prometteur, mais nous ne trouvions pas notre créneau. Admettons que nous avons créé un logiciel oiriginal, surprenant, qui nous vaudra un jour la gloire, à titre posthume ; pour le moment, en tout cas, ça n'intéresse personne ! Mais Jo n'a jamais été du genre à se rendre, même pas à l'évidence. Est-ce que je ne voyais pas à quel point l'évolution du monde promettait à chacun·e des expériences d'un haut niveau de pénibilité, dépassant même le cadre privé ? Réchauffement climatique, conflits ethniques ou frontaliers, capitalisme triomphant ... tout concourait à pourrir la vie de nos concitoyen·nes, au moins durant quelques mois. Peut-être que l'effacement d'une année ne suffirait pas à rétablir une plénitude de bonheur, mais l'humain est ainsi fait qu'il croit pouvoir s'en tirer, on a beau lui annoncer une maladie incurable ou un licenciement abusif, il ne peut s'empêcher de s'imaginer gambadant bientôt dans des champs fleuris, tandis qu'un repas chaud et des pantoufles l'attendent dans une belle maison rangée. Fantasme de mec, riait Jo, mais les femmes ne sont pas en reste, s'obstinant à voir pointer de futurs génies sous les moues boudeuses de leurs ados, et un époux aimant derrière le visage de leur bourreau.

Aussi ingrate soit-elle, leur vie présente ne leur apparaissait que comme un mauvais moment à passer. Et justement l'AdM, Année de Merde ASBL, promettait de réduire ce mauvais moment à néant, pour repartir d'un bon pied vers un futur forcément riant. Sans grand succès. Jusqu'à ce que...

 

Jusqu'à ce qu'arrive l'année 2020, et avec elle, un cruel virus qui chamboulait toutes les prévisions.

Soudain, les coups de fil se mirent à affluer.

Des familles qui avaient perdu un proche.

Des employés qui avaient perdu leur emploi.

Des artistes qui avaient perdu leur raison de vivre.

Des journalistes qui avaient perdu leur sang-froid.

Des politiques qui allaient perdre les prochaines élections.

Toustes voulaient la même chose : effacer l'année 2020.

Mais l'AdM était-elle outillée pour répondre à un tel afflux de sollicitations? Et concernant toutes la même année ?

D'autant que le site, imprudemment traduit en anglais et en letton – pourquoi en letton ? Allez savoir – était pris d'assaut par des messages venant du monde entier, de l'Australie jusqu'à la Chine ; on retrouvait des demandes de gouvernements entiers, et même quelques autocrates, cachés derrière des pseudonymes ridicules, comme Pouchtine, Lukakutchenko ou Bolsonarcotic. Ceux-là espéraient faire oublier qui une déferlante d'opposition politique, qui une gestion calamiteuse de la pandémie, ou qui tout simplement comptait, la calculette à la main, prolonger automatiquement un mandat bloqué par d'absurdes limitations constitutionnelles.

Les plus ambitieux s'interrogeaient sur la possibilité d'effacer une décennie, voire un siècle, en passant immédiatement en l'an 2101, où l'on pouvait espérer que le fameux vaccin ait enfin fait ses preuves.

 

Mais ce qui allait arriver, ni Jo ni moi, pas plus que nos brillants algorithmes, ne l'avons vu venir.

Dans un réflexe d'affolement, comme le lapin pris dans les phares d'une voiture et qui court s'aplatir sous le véhicule venant en face, les gouvernements décidèrent l'un après l'autre de supprimer les festivités du passage de l'an.

Pas de réveillon. Pas de feu d'artifice. Pas d'embrassades au douzième coup de minuit. Toustes au dodo à dix heures du soir, la police veillerait. Tout cela, braves gens, pour mieux vous réveiller le lendemain, frais et dispos, pour commencer...

Commencer quoi, au fait ? Une nouvelle année ? Mais comment faire si la précédente n'a pas été clôturée... ? Comment ouvrir un nouveau chapitre si la dernière phrase du précédent n'est pas marquée d'un point final, ni la parenthèse refermée... ?

 

Le téléphone sonne. C'est Jo.

- Tu as vu... ?

- Les messages des clients... ? Ouais. Y a quelque chose qui a foiré. Tu crois que... le logiciel a pu muter à l'anglaise ?

- Allume la télé, me suggère Jo.

Ce que je fais, sans raccrocher, pour découvrir l'image d'une présentatrice en robe de fête, commentant des images festives de réveillons du monde entier. Des réveillons datés du 31 décembre 2019. Mon euro tarde à tomber.

- Regarde la date d'aujourd'hui, me dit Jo.

Elle est affichée en lettres dorées en haut à droite de l'écran : 1er janvier 2020.

- Hein... ?

C'est tout ce que j'arrive à dire.

- Tu as vu « Un jour sans fin » ? me demande Jo alors. Tu sais, cette histoire de présentateur météo qui se rend compte que c'est le même jour qui recommence chaque matin...

- Bill Muray dans Groundhog Day, c'est ça ?

- Voilà ! Eh bien, j'ai l'impression que... eh bien, que c'est l'année 2020 qui recommence.

- Oh non, gémis-je, oh non.

Ça y est, j'ai capté.

- Note bien, me dit Jo d'une voix ragaillardie, ce sera une bonne année, Marta doit accoucher en février ! Allez, bonne journée, aujourd'hui repos, demain on bosse sur le logiciel !

Cette voix, ces mots que je reconnais comme ceux d'il y a un an car en effet, Marta a accouché d'une petite Lola le 9 février 2020. Après tout, qui sait, l'année ne sera peut-être pas si mauvaise que ça....

Mis à jour (Mardi, 29 Décembre 2020 09:07)