Remue-ménage

Je ne sais pas comment font les autres. Moi je n'y arrive pas.

 

J'ai donc dessiné le plan de l'appartement et l'ai divisé en trente zones à peu près égales. Chaque zone correspond à un jour du mois. Le premier, je commence par la chambre, je m'occupe des tables de chevet, des tentures, le dessus de la garde-robe et le dessous du lit. Le deux, je termine la pièce. Le trois je m'attaque à la bibliothèque, qui nécessité bien deux journées. Le cinq mon bureau passe à la moulinette, et ainsi de suite. Le trente, enfin, je frotte la baignoire.

Les mois de trente-et-un jours, je m'octroie une journée de repos. Si Dieu a créé le trente-et-unième jour, ce n'est pas pour rien. Sauf bien sûr en mars, qui permet de rattraper les jours manquants de février.

Quand je reçois des amis à la maison, il m'arrive d'inverser l'ordre des priorités. En été, l'apéro en terrasse s'impose, alors soit j'invite en fin de mois, soit je transfère la zone 25 en zone 10, par exemple. Mais si je choisis la fin de mois, il faut aussi que j'adapte la zone 6, car après l'apéro, ils devront probablement passer aux toilettes. S'ils restent à dîner, la zone 19, avec sa table en bois et ses chaises au tissu clair, doit également être nettoyée à fond. Tout cela demande beaucoup de rigueur et d'organisation.

Les tournées doivent aussi tenir compte des saisons, car en hiver les invités évitent la terrasse mais risquent, par contre, de réclamer une douche chaude. Il m'arrive donc d'inverser chambre et salle de bains, sauf quand ma mère annonce son passage, parce qu'elle tient à faire sa sieste dans mon lit, en zone 2, et pas sur mon divan en zone 16. Je dois en tenir compte.

 

Quand Louise est venue s'installer au-dessus de chez moi, je l'ai invitée à venir prendre le café, un matin où j'étais en congé. On était le dix-sept du mois, je l'ai accueillie dans le salon, nettoyé la veille. J'espérais qu'elle ne se rendrait ni aux toilettes, ni dans la salle de bains, ni dans ma chambre, mais elle n'y avait rien à faire.

Comme je sentais une certaine complicité s'installer entre nous, je lui ai exposé mon système en quelques mots. Elle m'a écoutée avec attention, en examinant sa tasse vide sous toutes les coutures (bien qu'une tasse n'ait pas de coutures) et dans tous les recoins (bien qu'une tasse n'ait pas non plus de recoins). Ciel, me dis-je, serait-elle sale (la tasse, je veux dire) ? Et justement elle a levé les yeux pour me demander : et pour la vaisselle, tu fais comment ?

Je n'y avais pas pensé. La vaisselle, c'est au jour le jour. Elle a pincé les lèvres. Donc, je construisais un système cosmique très élaboré, et j'oubliais d'y inclure la moitié du ciel (ou de l'enfer, cela dépend comment on considère les tâches ménagères) ?

Elle a reposé sa tasse sur la table basse (dépoussiérée, les piles de magazines classés par titre et date), et s'est mise à énumérer mes négligences : lessive, repassage, carreaux, détartrage, sans compter les soins à la personne, les factures à payer, les courses hebdomadaires, l'achat de vêtements, le dentiste… Sans quoi la vie n'est qu'anarchie et perte de temps, et imagine les malheureuses qui ont des enfants ? Voyons, m'a-t-elle lancé, quand passes-tu à la boulangerie ? Ben, quand il n'y a plus de pain… Ah, je vois ! s'est-elle esclaffée, quand il n'y a plus de pain ! Elle en pleurait presque de rire.

Une fois calmée, elle m'a demandé une feuille de papier et des crayons de couleur. Je suis allée les chercher dans le bureau, situé en zone 24, je ne vous dis pas le bordel.

Le bloc de feuilles sur les genoux, elle a dessiné le plan de l'appartement (le sien était pareil au mien, en plus rationnel sans doute). Puis chaque pièce en détail, avec les meubles, la décoration, les fonctions des différentes machines. Puis une liste d'activités plus ou moins fréquentes et régulières. Et enfin, tout ce qui relevait de l'exceptionnel, de l'accidentel, mais qu'il fallait tout de même prendre en compte. Je suis retournée dans le bureau chercher un autre bloc de papier.

Je l'ai laissée travailler jusque midi, tout ne m'occupant de la zone 17, du côté de la salle à manger. Puis j'ai fait un saut à la boulangerie et chez le traiteur pour nous chercher de quoi déjeuner. Elle a avalé son sandwich sans rien perdre de sa concentration. Enfin, vers les trois heures de l'après-midi, elle a reposé bruyamment crayons et papier, s'est rendue aux toilettes (j'aurais dû le prévoir), puis à la salle de bains (aïe), heureusement, elle ne m'a demandé de pouvoir faire une petite sieste sur mon lit.

M'invitant à venir m'asseoir à ses côtés, elle s'est mise à m'expliquer son système. Enfin ton système, légèrement adapté, s'est-elle hâtée de corriger. Quand on déposera le brevet, ce sera naturellement à nos deux noms.

(Quel brevet ?)

 

Je résume.

Pour commencer, le nettoyage mensuel est évidemment insuffisant. Du moins ça dépend des zones. Louise propose donc un code couleur ajouté à la numérotation, dont elle a affecté chaque pièce, meuble, activité.

Rouge pour le décrassage quotidien – par exemple la vaisselle, la cuisine – bleu pour les activités hebdomadaires – changer les draps – vert pour ce qui peut attendre un mois – les vitres – jaune pour l'occasionnel – réorganisation de la penderie. Et je vous passe les différentes nuances. L'essentiel étant moins la fréquence, qui dépend des autres obligations, notamment professionnelles, que l'ordre des priorités : on ne passe au bleu que si les tâches rouges ont été correctement accomplies, et ainsi de suite, jusqu'à épuisement (des tâches).

Lucie a même prévu le coup des visites, grâce à un code mauve permettant d'identifier les zones à risque et de permuter l'ordre de passage, si nécessaire.

Tout cela peut paraître horriblement compliqué, mais avec un bon organisateur de tâches, on s'en sort sans problème. Tiens, ça me fait penser qu'il faut que je passe mon ordi à l'antivirus (tâche bleue, ne pas oublier). Pour s'y retrouver, Lucie a créé un logiciel qui prend en compte l'ensemble des cas, en intégrant tous les paramètres, maladies, vacances et jours féries, déménagement, naissance, achat d'un chien.

 

Il n'y a plus qu'à déposer le brevet. Louise veut nous inscrire au Salon des inventeurs, tiens, encore un de ces termes où le français hésite sur le féminin, inventeuse, inventrice ? Pourtant, me dit-elle, la plupart des choses utiles ont été inventées par des femmes, les essuie-glaces, les sorties de secours, la maison à chauffage solaire et même, eh oui messieurs, la bière ! Et elle éclate d'un grand rire qui me fait ravaler mon scepticisme.

Elle imagine aussi notre méthode sur YouTube, vue et appliquée des millions de fois, et crois-moi ça rapporte, dit-elle ! Ma chérie – elle m'appelle sa chérie malgré l'état de ma zone 30 bleue – ma chérie, nous allons être riches ! Et tiens, dis-moi : quand tu seras riche, qu'est-ce que tu vas faire ?

À vrai dire, je n'y ai pas vraiment pensé. Mais maintenant qu'elle me le demande… eh bien, je pense que la première chose que je ferai, sera d'engager une femme de ménage.


(Extrait de "Déserteuses", Academia-L'Harmattan, 2015)

Mis à jour (Lundi, 13 Avril 2020 08:18)