Gardien de nuit

Le plage était déserte, la mer hoquetait en répandant des langues de pétrole, le vent soulevait des nuées de mouettes en colère, et moi-même je ne me sentais pas trop bien.

Assis sur une éminence herbeuse à l'entrée des dunes, je frissonnais malgré ma toque de fourrure et ma veste molletonnée, arborant la médaille que m'avait décernée la Société Publique des Heures et Saisons, pour trente ans de bons et loyaux services. Moins d'un mois après la cérémonie, je recevais par la poste l'avis de ma nouvelle affectation, ce coin désolé dans l'axe des tempêtes, delaissé des touristes et des amoureux. « La planque ! » s'étaient exclamés des collègues envieux, obligés de patrouiller sur des lignes de front ou dans l'enfer des villes. Ici, pas de petit chef pointilleux qui chronomètre vos performances – « 18 secondes de moins qu'hier, vous avez une explication ? », pas de passant moqueur pour vous lancer : « Gardien de nuit ? Intéressant, comme métier ! Et vous gardez quoi, au juste ? » La nuit, bien sûr, je garde la nuit !

Moi, je n'ai jamais voulu de planque ; j'aimais mon métrier, je me nourrissais du chaos des villes, du danger qui peut surgir à tout instant, de n'importe où ; j'aimais veiller sur les lumières des boutiques, les sorties de théâtre, le comptoirs où la consolation coulait à flots ; j'aimais par-dessus tout protéger le sommeil des amants, repousser jusqu'à la limite de mes forces l'irruption de l'aube, la sale petite clarté qui soulève les paupières, desserre les étreintes et ne retient de la passion que les plaques de sueur et des draps froissés. J'aimais ce métier, jusqu'à la déraison, à en négliger mon avenir, oublier tout plan de carrière et renoncer à ces femmes diurnes que je me contentais d'aimer par contumace, sur mon lit pliant, blotti dans les couvertures et transi d'espoir.

Et me voilà moi, le grand professionnel, exilé dans la plus lointaine périphérie, guettant sans bouger cet instant magique où mon oeil exercé distinguera, avant tout le monde – si du moins il y avait quelqu'un - la limite entre ciel et mer et où je pourrai me lever, la conscience tranquille, le devoir accompli, encore une nuit de sauvée, retour à la cabane, à mon tour de rêver et d'avoir peur.

 

La plage était déserte, et je ne percevais pas le moindre frémissement de nature humaine ; pourtant je savais qu'il allait venir, apparaître d'un moment à l'autre, celui par qui le maheur arrive. Je l'imaginais surgissant de la mer, grand jeune homme à la démarche légère, vêtu d'une cape noire lui donnant l'allure d'un oiseau de proie. Je l'attendais, les yeux grands ouverts, la gorge sèche que ne parvenait pas à humecter le gros rouge de la bouteille plantée dans le sable à côté de moi.

C'était aussi l'heure difficile, entre baleine et cachalot, où l'angoissé s'éveille en sursaut et le solitaire reprend désespoir. Et c'est alors que mon oreille entraînée repéra le bruit, un glissement furtif qui venait des dunes, grains de sable remués sans intervention du vent. Tendu, immobile, j'attendais, déçu par cette ruse, cette façon d'arriver par derrière plutôt que vent debout, à l'avant d'un drakkar ou sur la pointe d'un tsunami ravageur. Le bruissement s'arrêta, j'entendis la voix de mon bourreau.

- C'est vous, le gardien ?

- C'est vous, le voleur ?  répondis-je en me retournant brusquement, car je pratique plusieurs arts martiaux, dont l'ironie.

Je l'attendais depuis le début de cette nuit, je l'avais imaginé de toutes formes et sous tous les accoutrements, pourtant je fus surpris de le découvrir si banal. Il ne ressemblait en rien au héros maléfique de mon imagination ; plutôt trapu, en costume cravate et chaussures vernies, il retenait d'une main un chapeau ridicule tandis qu'il me tendait l'autre, l'avant-bras coincé par un attaché-case. Cette façon de tendre la main à celui que l'on vient achever, voilà qui révélait la médiocrité du personnage. Je ne bronchai pas. Il rentra son geste dans sa malette, dont il tira aussitôt une liasse de papiers, auxquels je me gardai d'accorder la moindre attention.

- Il s'agit d'un changement de propriétaire, m'annonça-t-il.

- La propriété, c'ets le vol, lançai-je à tout hasard.

Il restait debout, ses souliers vernis enfoncés dans le sable, les papiers à la main et l'air quelque peu désemparé, si bien que je finis par le prendre en pitié et l'invitai à s'asseoir et à boire à ma bouteille, ce qu'il accepta avec soulagement. Mon gros rouge dut lui gratter la gorge. Il toussa, s'essuya la bouche avec le dos de la main que je n'avais pas voulu saisir, et avec un soupir, se laissa tomber à côté de moi.

- Vous savez, ça ne m'amuse pas non plus, me confia-t-il. Nous deux, perdus dans une infinité de sable, de mouettes et d'eau, voilà qui créait une certaine intimité, renforcée par le sentiment de fraternité que procure le mauvais vin.

- Je vais être franc : je ne crois pas que le nouveau propriétaire voudra vous garder. Dommage, vous êtes plutôt sympathique, lâcha-t-il en portant à nouveau le goulot à ses lèvres. Nous bûmes en silence, et ce fut lui qui remarqua soudain.

- Tiens, le ciel s'éclaircit.

- Et que compte-t-il en faire, de la nuit, le nouveau proprétaire ? m'enquis-je sans passion excessive.

Mon compagnon se raidit aussitôt, se tortillant sur son coin de dunes ; comme si je l'avais rappelé à l'ordre, du goulot au boulot, en quelques sorte.

- Oh vous savez, c'est comme dans toutes les privatisations : rationaliser, restructurer, peut-être même revendre ; les Japonais offrent un bon prix. En tout cas, plus question de tolérer ce gâchis : des nuits de sept, huit heures, voire dix ! Quelle folie !  s'emporta-t-il. Finie la fraternisation, le vin faisait manifestement son effet contraire.  

- Pensez à la concurrence ! A l'Europe de l'Est ! La Corée ! La Chine ! Vous croyez qu'ils se permettent des nuits de dix heures, les Coréens ?

Cette hypothèse absurde le fit glousser et il se mit à dessiner sur le sable des signes et des chiffres, destinés à me déniaiser, et que le vent dispersait aussitôt.

Constatant la vanité de ses efforts – trop dure, ma tête, trop vigoureux le vent- il leva vers moi des yeux froids d'expert : Le vent aussi, sans doute. On trouvera autre chose pour faire tourner les éoliennes.

- Qui, le vent ?

- Le vent aussi, et probablement le sable. Et la mer. Vous pouvez me dire à quoi ça sert, toute cette eau ? Il va falloir trancher dans le vif. Supprimer tous les phénomènes inutiles.

Je lui lançai un regard de biais, dans l'aube naissante, et je me sentis rangé parmi ces phénomènes inutiles ; et pris d'une immense tendresse, un incroyable sentiment de solidarité et de réconfort pour mes congénères, car cette catégorie comprenait un nombre de choses et de gens qui dépassait largement le vent, le sable, la mer et moi.

La clarté se faisait plus insistante ; je fermai les yeux, pressant de toutes mes forces mes paupières, comme pour y enfermer quelques lambeaux d'obscurité dont jaurais désormais la charge, moi, le dernier gardien de la toute dernière nuit, pour un musée futur, une école clandestine, ou pour moi seul, au fon de ma tanière, sur mon lit pliant, protégé par plusieurs couches de couvertures, là où je retrouvais mes amours, mes chagrins, mes regrets.

Je me redresai, ramassai la bouteille et sans ouvrir les yeux, titubai jusqu'à ma cabane.

 

(Avril 1990- Mars 2015)