« Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme »

« Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme »

Cela faisait plusieurs heures déjà que Rachel patientait dans la salle d'attente, et elle commençait à s'inquiéter. Certes, elle n'était pas du genre à faire un scandale, mais elle se risqua quand même à se lever et s'adressant timidement à l'ange derrière le comptoir de l'accueil, elle demanda de sa voix douce : « Excusez-moi, est-ce qu'on ne m'a pas oubliée... ? »

L'ange haussa ses ailes et répéta, pour la trosième fois : « On vous appellera ».

Rachel se rassit en soupirant.

Elle n'avait pas compris pourquoi on la séparait des autres élus, après le passage de la première sélection qui n'avait apparemment posé aucun problème. N'avait-elle pas été, toute sa vie, une femme pieuse, observant la plupart des 613 commandements et interdictions, respectant le shabbat, jeûnant à Yom Kippour, cuisinant scrupuleusement kasher... ? Alors, pourquoi cette attente, qu'avait-on trouvé dans son dossier qui justifie sa mise à l'écart ?

Mais voilà que, ô miracle, justement on l'appelait.

 

On la fit entrer dans un bureau plein de dorures, avec aux murs de nuages les meilleures oeuvres des plus grands artistes juifs, des Chagall, des Soutine et même un Van Gogh qui n'avait rien à faire là, à moins que, dans sa folie, il n'ait fini par se convertir. Après tout, c'était à peine plus douloureux que de se couper l'oreille.

Rachel reconut immédiatement le personnage installé sur le trône en face d'elle, bien que Son visage ne puisse être représenté. Elle ressentit un mélange de fierté d'être reçue au plus haut niveau et de terreur d'avoir directement affaire à Lui, car Il avait une réputation détestable : sévère, grognon, rancunier.

« Tu peux t'asseoir », lui indiqua l'ange qui l'avait accompagnée jusque là.

Le Maître des lieux, béni soit Son nom qui ne peut être prononcé, était encadré par deux personnages bien moins prestigieux. A Sa gauche, une sorte de rabbin avec longue barbe et papillotes, mais tout de rouge vêtu, à Sa droite un autre homme, à la peau sombre, avec une espèce de robe noire.

« En rouge, c'est le procureur, lui souffla l'ange qui faisait le rôle de greffier. L'autre c'est l'avocat qui t'a été commis d'office. Il n'est pas juif mais ici, nous tenons à la diversité du petit personnel.

- Si vous tenez tant à la diversité, vous auriez pu désigner une femme..., ne put-elle s'empêcher de murmurer.

- Et pourquoi pas une lesbienne handicapée... ? » s'insurgea l'ange.

Mais un seul regard du Juge Suprême suffit à mettre fin à ce bavardage.

 

L'homme en rouge s'éclaircit la gorge et prit la parole, d'une voix chantante, se balançant d'avant en arrière comme il sied lorsqu'on s'adresse Là-Haut. De son discours et de ses circonvolutions, Rachel finit par comprendre ce qui lui était reproché.

Durant de longues années, tous les matins, elle avait scrupuleusement dit ses prières et notamment, comme elle l'avait entendu de son propre père, répété avec ferveur « Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme ». C'est qu'en réalité, elle ne comprenait rien aux mots qu'elle disait dans une langue inconnue ; mais elle faisait confiance à ses maîtres, qui n'avaient jamais été non plus, dans son village, des phares en science religieuse.

Le malentendu avait duré jusqu'à ce que sa propre fille, qu'elle avait tenu à instruire sérieusement en ces matières, lui révèle l'affreuse vérité. Bah, se dit-elle, désormais je remercierai Dieu de ne pas m'avoir créée homme, après tout eux non plus ne manquent pas de tsoures. Mais sa fille rectifia : le bon texte, c'était de remercier Dieu « de m'avoir céée telle que je suis ».

Cela lui sembla injuste, déséquilibré, mais bon, ce n'étaient que des mots parmi tant d'autres.

 

Entretemps, le procureur avait fini de psalmodier et concluait, l'air sévère, que Rachel avait péché gravement en voulant tromper Dieu sur son identité, ou carrément se foutre de sa gueule, ce qui était la pire des insultes, selon les paroles du rabbin de Kasrilevké*.

« Objection, Votre Honneur ! » s'écria aussitôt l'avocat, évoquant un autre rabbin qui avait affirmé, lui, que dire une prière sans la comprendre témoigne au contraire d'un grand respect. Quoique tout à fait goy, l'avocat avait saisi le principe : quel que soit le sujet, et quelle que soit l'opinion sur ce sujet, il y avait forcément quelque part un rabbin qui avait dit, écrit ou au moins chuchoté à l'oreille de ses disciples ce qu'on voulait démontrer.

La joute verbale dura, et dura, et dura, si bien qu'à sa grande honte, Rachel finit par s'endormir. Elle n'était plus toute jeune et le voyage l'avait fatiguée...

Elle se réveilla brusquement en entendant son défenseur hausser la voix pour balancer un uppercut à la face de son adversaire. « Ma cliente, affirmait-il, ou peut-être devrais-je dire mon client, a toujours senti en elle, ou en lui, que son apparence ne correspondait pas à son identité profonde. Et c'est cette identité secrète, masculine, qu'elle ou il a voulu partager avec son Seigneur, et avec Lui seul. N'est-ce pas une preuve de confiance absolue, la plus belle peut-être ? C'est pourquoi je vous demande de l'acquitter, et de lui ouvrir les portes de votre paradis ».

Ces mots furent suivis d'un silence de mort, si l'on peut dire, car au cours des dernières heures la mort s'était justement révélée très bavarde.

 

Avant de faire son entrée au paradis, Rachel alla secouer la main de son avocat.

« Je ne sais pas d'où vous est venue cette drôle d'idée, dit-elle, mais en tout cas, je vous remercie infiniment, Monsieur... ou dois-je dire Maître...

- Oh, appelez-moi simplement Madame », répondit l'avocat avec un bon sourire.

 

*Shtetl imaginaire où Sholem Aleichem a situé une série de ses histoires

 

Post-scriptum : l'histoire de cette prière, c'est celle de ma grand-mère. J'espère qu'elle aussi a sa place au paradis.