Une visite désagréable

« Ne coupe pas tes ongles ici, trop dangereux », dis-je à Nick en le voyant s'emparer des ciseaux. Il reste là, la main suspendue en l'air, avant de me lancer : « Ah oui, bien sûr, où avais-je la tête ».

Les hommes mettent plus de temps à comprendre, c'est à cause de leur corps calleux trop fin entre les deux hémisphères de leur cerveau.

Imaginez que je l'aie laissé faire ? Des rognures d'ongle dont une simple analyse ADN pourrait démontrer que 1) elles ne sont pas de moi et 2) qu'elles proviennent d'un pied masculin, non déclaré à mon domicile. Je pourrais toujours évoquer la présence d'un invité, mais quel est l'invité qui vient couper ses ongles chez vous ? A moins de cacher les rognures dans un sac et les jeter dans une poubelle au parc ; mais alors autant aller directement couper ses ongles au parc. C'est ce que je suggère à Nick. Le principe de précaution, Nick !


*

 

Ils débarquent à cinq heures du matin, sans prévenir. Si vous n'êtes pas les premiers sur leur liste, vous avez encore une chance, alertés par les cris chez les voisins, de bondir de votre lit, dissimuler les objets compromettants – si vous ne l'avez pas fait la veille – vous cacher, tenter de fuir, passer par la fenêtre en vous accrochant à la gouttière. Déconseillé en cas de vertige, croyez-moi, je l'ai testé.

Ils arrivent à deux, parfois trois, depuis que l'un d'eux s'est fait tabasser par un couple clandestin en furie. On dit qu'ils suivent des formations avec des coaches d'anciens dictateurs, tombés sous la colère des peuples. C'est sûrement exagéré.

On dit qu'ils sont suivis par des psychologues, spécialisés dans le syndrome du stress post-traumatique, car certains, malgré la crainte de perdre leur propre boulot, fondent en larmes au moment de signer le formulaire.

On dit beaucoup de choses à leur sujet. Le pire, c'est qu'ils ressemblent à n'importe qui. Comme vous et moi. Et ce pourraient être vous et moi. Enfin surtout vous, moi je n'aurais aucune chance d'être engagée. Je le suis déjà trop.

Ils ont le droit d'entrer dans toutes les pièces, de démonter tous les tiroirs, d'exiger la clé du coffre et de la cave, de ramper sous les meubles, de séparer les paires de chaussettes, de vider le sac de l'aspirateur en abandonnant le tas de poussière au milieu de la cuisine. Ils ont le droit de soulever le bébé dans son berceau, de fouiller sous le matelas, dans le panier de linge sale.

S'ils le pouvaient, ils interrogeraient le chat – mais on sait à quel point le félin est félon. On ne peut pas lui faire confiance, c'est pour ça qu'on le garde.

Avec Nick on est prudents. Un seul savon, un seul gant de toilette en évidence dans la salle de bains, une seule brosse à dents – ce n'est pas très hygiénique, mais perdre la moitié de ses allocations parce qu'on cohabite, ce n'est pas très hygiénique non plus.

On a, heureusement, à peu près le même gabarit. On peut partager chemises, pulls et pantalons, le contenu de la penderie ne nous trahira pas. C'est plus dur pour les chaussures, avec ses panards interminables, et ses ongles qu'il oublie de couper et qui lui donnent au moins une pointure supplémentaire.

 

*

 

L'autre soir, en revenant du cinéma, on a trouvé la porte de l'appartement entrouverte et des vieux programmes télé, des assiettes et des bibelots sans valeur jonchant le tapis du salon. Nick est devenu tout pâle. J'ai toujours trouvé les hommes trop émotionnels, ça doit être leur hippocampe qui est mal connecté.

Au lieu de trembler, je suis allée vérifier à la cuisine. La poubelle n'avait pas été fouillée. Aucun signe de passage non plus dans la salle de bains, notre brosse à dents n'avait pas changé de place. Seuls les meubles du salon et les tiroirs de la chambre avaient été vidés.

« Pas de panique, lui dis-je, ce n'est pas l'ONEm. C'est juste un cambiolage ».

Alors on a repris notre respiration et on s'est jetés dans les bras l'un le l'autre. Sans craindre de sanction.

Mis à jour (Dimanche, 06 Décembre 2015 11:45)