Une journée de Laurette O.

Le 2 avril 1996,, la Communaté française votait le « décret Onkelinx » sur l'enseignement secondaire,tandis que les profs manifestaient dans les rues de Bruxelles étaient durement réprimés

 

Une journée de Laurette 0

 

Mardi 2 avril 1996, 5h : sonnerie du réveil, comme de petits cris de souris, faibles mais obstinés. De toute façon, je ne dormais pas. Aujourd'hui, c'est le grand jour, l'aboutissement de mois d'efforts. Ce soir, tout sera fini : j'empocherai l'argent – une belle somme, ma foi – et je rentrerai chez moi, retrouver ma maison, mes chats, mon compagnon qui me croit en train de jouer dans un théâtre à l'autre bout du monde...

 

6h : avant de m'engouffrer dans la voiture qui m'attend dehors, je rends une rapide visite à la prisonnière. J'entre dans la chambre, en me composant un sourire. Je n'ai pas peur qu'elle me voie sans masque : mon visage, elle ne le connaît que trop. Je serais curieuse d'entendre la description qu'elle donnera de moi, quand tout sera fini...

« Alors, comment va notre otage ce matin ? »  Assise sur son lit, elle me lance un regard furieux. J'adore ce regard. Je pense que je l'imite à la perfection. Je m'en sers encore et encore, au point que X. m'a mise en garde contre une surconsommation de colère. Répéter « ma porte est ouverte », avec ce regard-là, c'est un vrai plaisir !

Il faut le reconnaître, X. a bien fait les choses. Pas question d'un matelas par terre, dans une de ces caves infâmes où l'on retient en général les gens dans sa situation, privés de toutes les douceurs de l'existence. Pas de menaces, pas d'insultes, pas de phalange coupée ; on l'appelle « madame » et on l'autorise à chosir ses menus et ses lectures – sauf la presse, qui affecterait son moral. En dehors des volets perpétuellement clos, elle ne manque de rien ; elle a même droit à une promenade quotidienne. Pendant ce temps-là, moi je travaille. Elle aurait tort de se plaindre. D'ailleurs elle ne se plaint pas ; comme dit X., ce n'est pas le genre de la maison. Mais elle nous hait, cela se voit. Question d'image, paraît-il ; on briserait sa carrière, on commettrait des dégâts irréparables. J'ai du mal à le comprendre. Au début X. a essayé de m'expliquer les enjeux, l'importance de mon rôle, et un tas d'autres fariboles. Je l'ai interrompu brusquement : « Combien ? » ai-je demandé. C'est tout ce qui m'intéressait. Il m'a regardée avec une certaine satisfaction : « Voilà des mots que j'aime entendre », m'a-t-il dit. Après tout, l'argent est un mobile autrement plus puissant que la conviction. Il sait qu'il peut compter sur ma loyauté.

 

11h : nous sommes arrivés à destination après avoir évité les obstacles dressés pendant la nuit par quelques excités. Le débat ronronne. Après une brève introduction, la parole est à l'opposition. J'évite de m'ennuyer en pensant à autre chose. L'un des hommes de X., déguisé en huissier, vient me glisser à l'oreille qu'à l'extérieur, les bagarres ont éclaté. « Mais ne craignez rien, les flics sont partout ! » Je me contente de hocher la tête. Je n'ai pas peur de ces gens. Ils n'ont pas l'habitude de se battre pour de vrai. Ce n'est pas comme les métallos, ou les paysans. Ce sont des intellectuels, plutôt maigres lorsqu'ils sont jeunes, et épaissis vers la quarantaine par les repas médiocres à la cantine ; les plus déterminés sont émoussés par l'amertume. Peu de formation militaire. Ils ne croient ni à la force, ni à l'argent, autant dire à rien de ce qui compte vraiment ; ils croient aux mots. Eh bien, qu'ils continuent à y croire ; des mots, ils vont en avoir durant toute la journée, jusqu'à plus soif ; des hypocrites, des violents , des mielleux, tant qu'ils veulent. On verra s'ils y croiront encore.

 

12h30 : nous nous interrompons pour avaler en vitesse quelques sandwiches de basse qualité. Pas question de sortir, le bâtiment est en état de siège. Je mâche avec mauvaise humeur. Il n'y a guère plus de crabe dans mon sandwich au crabe que de social dans le plan social que je vais présenter cet après-midi. Tiens, la formule me plaît. Je la soufflerais bien à un adversaire, faute de pouvoir la placer moi-même. Heureusement, le café est bon.

 

A 13h, on jette un coup d'oeil sur les infos : ça chauffe vraiment, on montre longuement un gamin, le visage en sang. Allez après ça lui prêcher en classe la non violence et la citoyenneté ! Mes supposés amis se tournent vers moi, l'air inquiet. Je les rassure d'un battement de cils. Ce n'est pas un gosse qui saigne du nez qui va me faire flancher, au tarif où on me paie ! Quelqu'un s'approche de moi, et commence : « Vous comprenez, ce sont les extrémistes... » Oui, j'ai entendu dire qu'il y a beaucoup d'extrémistes dans la police.

 

16h : l'après-midi s'étire paresseusement. La plupart lisent leur journal, en attendant l'heure du vote. Je me laisse aller à la rêverie. La vraie Laurette, la veinarde, doit être en train de se promener. Le temps est froid mais ensoleillé. Ses deux gardiens la suivent de loin, ce sont deux profs au chômage, paraît-il, même pas rémunérés pour ce service : on leur a seulement promis un poste pour la rentrée prochaine.

... Je me rends compte qu'on me fait signe. C'est mon tour. Je monte à la tribune. Je me tiens bien droite, je survole l'assemblée du regard. Puis lentement, je me mets à parler. Les phrases habituelles, répétées mille fois. Economies inévitables, budget serré, nécessité de regarder les choses en face, réalisme, et bla bla bla... Puis, un peu de miel autour de la pilule amère, dialogue, négociations, solidarité avec les générations futures, et patati et patata... Remous dans la salle,mais je reste de glace. C'est facile, je ne suis pas concernée ; je ne suis qu'une mercenaire. J'ai beau penser que leur choix est idiot, qu'ils sacrifient une génération de jeunes – après tout ce n'est pas mon pays, ce n'est pas mon avenir. Je dis tranquillement les mots que Laurette n'a pas voulu prononcer.. Elle, c'est une pure ; elle croit à ce qu'elle dit, même sous l'effet de l'alcool ou d'une campagne électorale. C'est un truc de femme, ça ; voilà pourquoi il y en a si peu qui réussissent en politique. Et voilà pourquoi ses propres amis ont été forcés de la mettre au frigo et vider une de leurs tirelires luxembourgeoises pour m'engager.

 

21h : ça y est, c'est fait. C'est voté. Et vlan, trois mille profs en moins. Je ferme le dossier, je repousse gentiment les journalistes en les renvoyant au communiqué officiel. L'huissier s'pproche de moi, lair préoccupé : « Venez par ici. X. veut vous parler ». Je le suis, étonnée.

X. est assis dans une salle annexe, l'air nerveux, tirant sur une cigarette. Je n'ai même pas le temps de m'asseoir. « Il y a un problème... » me dit-il. J'essaie de deviner. Les bagarres ? Ça finira bien par se calmer. « Il s'agit bien de ça ! », se fâche-t-il. Non, c'est plus grave : Laurette a réussi à s'enfuir. Pendant la promenade. Se gardiens ont regardé ailleurs... Eux aussi ont sans doute vu les images à la télé, le visage ensanglanté du gamin. « On ne peut vraiment pas leur faire confiance ! », tonne X. Je souris. Je ne comprends pas encore ce que cela implique pour moi.

« Voilà qui change tous nos plans, poursuit-il. Désormais, vous êtes la vraie Laurette, la seule. Nous ferons passer l'autre pour une folle, qui vous ressemble vaguement et qui se prend pour vous.

- Pas question, lui dis-je sèchement. Vous vous débrouillerez sans moi. Mon contrat est terminé, je rentre chez moi. Elle aurait reparu de toute façon ! Vous ne l'auriez pas éliminée, quand même ? On est dans un pays civilisé !

- Vous avez entendu parler d'André C. ? » me susurre-t-il alors.

J'ignore qui est André C. Mais l'allusion, sur ce ton doucereux, n'en paraît que plus menaçante.

 

Il ne m'a autorisée qu'à me rendre aux toilettes, et accompagnée. Heureusement, il y a un vasistas. Je ne pourrais pas m'enfuir, mais je peux griffonner ces quelques mots et les lancer au vent. Si vous les trouvez, je vous en prie... prévenez les journaux, le monde, dites-leur la vérité, aussi incroyable soit-elle. Ou bien, si vous ne voulez pas être celui par qui le scandale arrive, prévenez au moins mon compagnon. Dites-lui ce qui s'est pasé, demandez-lui de venir à mon secours. Ou si c'est impossible, qu'au moins il n'oublie pas de nourrir les chats...

 

(Fiction parue dans la revue Politique, n°2, juin-juillet 1997)