Rigueur douce

Ce matin, après être passée à la caisse du supermarché, j'ai pris conscience à quel point nous vivions au-dessus de nos moyens. Cela ne pouvait plus durer. Sans attendre, j'ai convoqué pour le soir même une réunion de famille, avec Jo, Albert et les quatre chats, en précisant de mon air le plus grave que, quels que soient les engagements de chacun, personne n'avait la possibilité de se défiler.

A sept heures, au moment même où le journal télévisé se mettait à dérouler son sommaire fait de crimes, de catastrophes et de bonne humeur sans transition, nous étions tous réunis dans la salle à manger.

Mes amis, dis-je, en détachant bien les syllabes afin que chacun se sente concerné, mes amis, la situation est préoccupante. Je lançai quelques chiffres pris au hasard, pour en tirer une conclusion sans appel : tout le monde allait devoir se serrer la ceinture. Après un silence solennel, j'annonçai cependant que Jo et moi prenions la situation en mains : nous allions nous enfermer dans la salle de bains pour un conclave qui durerait, oh pas longtemps, quelques heures, un jour ou deux tout au plus ; après quoi, je leur donnerais rendez-vous dans cette même pièce pour leur faire part de nos décisions que nous promettions justes, équilibrées et aussi indolores que possible.

Lorsque je les ai réunis de nouveau, une semaine plus tard, ils s'attendaient au pire, car notre conclave avait duré plus que de raison et que les poches sous nos yeux étaient aussi impressionnantes que celles de nos vestes semblaient vides. Cependant, leur affirmai-je, le résultat de nos conciliabules valait bien le temps que nous avions passé à aplanir nos désaccords, Jo et moi : personne n'allait souffrir de notre élan économisateur.

 

 

Me tournant vers les chats, je leur rappelai, comme incidemment, le prix prohibitif de leurs croquettes ainsi que de leur litière bio, la seule dont Jo supportait les émanations. J'avais donc pris les mesures suivantes, quasi indolores, leur rappelai-je : la ration de croquettes serait diminuée de deux unités par vingt-quatre heures et leur bac ne serait changé que tous les trois jours au lieu de deux. Des mesurettes, répétai-je, dont ils ne se seraient même pas rendu compte si je ne les avais pas mentionnées. D'autre part, nous devions bien aborder la question du lait : une étude sri-lankaise, qu'on ne pouvait soupçonner de partialité, venait de démontrer la nocivité des produits laitiers pour la santé féline. Aussi, dans un but strictement sanitaire, le lait serait désormais remplacé par un bol d'eau du robinet. Quant à ceux qui refusaient de renoncer à leur dose – c'était devenu une drogue pour certains – ils le paieraient désormais en diminution de croquettes pour un coût équivalent. Enfin, mais cela ne concernait que peu les présents, en cas de décès ou de fugue nous ne remplacerions qu'un chat sur deux.

 

Malgré cette présentation pleine d'optimisme et ponctuée par un large sourire, il y eut des murmures parmi les miauleurs, comme il fallait s'y attendre. Roro tenta de rappeler qu'en fin de l'année passée déjà, la ration de croquettes avaient été réduite. A l'époque, ils avaient organisé une riposte, en faisant un chambard de tous les diables devant la porte de notre chambre, à cinq heures du matin. J'avais pris cela pour un baroud d'honneur, une façon de soulager la pression ; j'avais même fait des photos qu'ils pourraient regarder ensemble, pour se souvenir avec nostalgie de leur acte de résistance. Mais j'avais maintenu la mesure et franchement, ils ne s'en portaient pas plus mal. Lequel d'entre vous peut se plaindre d'un amaigrissement excessif ? leur demandai-je. Avez-vous faim ? Pensez aux chats africains ou chinois !

Mimi leva timidement la patte pour signaler qu'on n'avait guère évoqué Albert, son pâté, ses nonos et son panier tressé à la main, qui n'avaient subi aucune restriction au cours de ces derniers mois. J'ai donc dû rééxpliquer patiemment qu'en tant que chihuahua de race pure, Albert n'avait que l'embarras du choix pour s'installer dans une autre maisonnée, plus compréhensive, au cas où sa vie chez nous cesserait de lui convenir. En tant que propriétaire des moyens de reproduction, il serait reçu à bras ouverts, avec des avantages fiscaux à la clé. Etions-nous prêts à le laisser partir, les interrogeai-je, alors que sa location nous rapportait largement de quoi compenser ses caprices ? Bien sûr que non, affirmai-je, en notre nom à tous. Les chats avaient beau chasser pour ramener rongeurs et volatiles, personne n'était prêt à dépenser un kopeck pour louer leurs services.

 

Chom-chom, vraie tête de mule, fit alors remarquer que Jo et moi n'avions nullement rénoncé à nos sorties et à nos voyages, et que notre consommation de foie gras n'avait guère diminué, s'il devait en croire les pots qu'il reléchait consciencieusement dans la poubelle, en notre absence. Cette information me bouleversa. Ainsi, ce resquilleur se permettait de fouiller nos poubelles, une fraude qui ne pouvait, évidemment, rester impunie !

Encore une fois, il me fallut expliquer que Jo et moi, en tant qu'humains, ne pouvions entrer en ligne de compte dans le plan d'économies. Nous avions des besoins dont un chat n'avait même pas idée. Cette vérité, proclamée d'une voix autoritaire, mettait fin à toute contestation.

Belfius se dressa à son tour. Dans une vie antérieure ses caprices, ses allergies alimentaires et ses fantaisies nous avaient coûté la peau des fesses. Désormais, il faisait patte de velours et nous affirmait comprendre notre point de vue et soutenir notre plan, avec quelques conditions dérisoires. Il ne demandait pas grand-chose : un coussin brodé à son nom, un nouveau bol et un toilettage complet qui lui permettrait de retrouver son allure d'antan. Comment les lui refuser ?

Nous nous séparâmes en bons termes. Les chats avaient l'impression de l'avoir échappé belle et quant à moi, je me félicitais de ma douce rigueur. Car ce n'était pas fini ; dans une semaine, dans un mois, il faudrait refaire nos comptes et repartir à la chasse au gaspi. Croquette après croquette, ils ne sentiraient rien, et ne grogneraient que pour la forme. La méthode avait déjà été expérimentée avec des résultats concluants sur des humains, au Royaume de Belgique, en mars 2012...

Mis à jour (Dimanche, 24 Août 2014 17:57)