Pour l'interdiction du port de la cravate

 

‘Ce soir, nous avons l’honneur de recevoir une invitée remarquable. Une femme qui a fait de la libération des hommes un combat personnel, à commencer très concrètement, sur le terrain, dans sa propre entreprise. Même si cela provoque des conflits, comme cette manifestation d’hommes au torse nu dont vous avez certainement entendu parler. Il peut paraître dérisoire de se focaliser ainsi sur un bout de tissu, mais notre invitée est là pour s’en expliquer et répondre à toutes vos questions : donc, dans votre entreprise, vous avez décidé d’interdire le port de la cravate.  

- Tout à fait. C’est très inconfortable, ça serre horriblement le cou et en plus c’est dangereux : ça peut se coincer dans une porte, ou un agresseur peut vous attraper le soir dans un parking désert… et hop, il vous étrangle sans effort. En plus, je sais que certains ne la portent que sous la pression de leur entourage, et notamment de leur femme ou de leur mère. Car qui achète les cravates, qui les repasse amoureusement ? Les femmes. Alors voilà : je les aide à résister. Et croyez-moi, la plupart me remercient. Quant aux autres, ils n’ont qu’à remettre leur colifichet à la sortie. Je leur ai installé un vestiaire rien que pour eux.

- Mais il y en a qui refusent ce règlement, même au risque de perdre leur emploi, non ?  -

- En effet ! J’ai du mal à le comprendre, mais pour certains, travailler sans cravate c’est comme être tout nu. Que voulez-vous, le conditionnement social… Mais je ne céderai pas. C’est pour leur bien. Il est temps que les hommes s’émancipent, de gré ou de force. Et je sais de quoi je parle. Moi qui ai travaillé avec des publics précaires, j’ai vu ce que ça donne : on voit de pauvres gens arriver en t-shirt et se retrouver devant une espèce de bourge coincé… du moins à en croire son apparence. Qu’est-ce qu’il peut comprendre à leurs problèmes ? Est-ce qu’il sera capable de les écouter, ou va-t-il leur faire la morale ? La cravate est un marqueur social, tout à fait contraire à la neutralité qu’on peut attendre de nos employés.

- Ce ne sont pas des préjugés, ça ? Certains de ces cravatés sont très ouverts et font leur travail consciencieusement. La cravate serre le cou, pas le cerveau ! 

- Oui, mais il y en a d’autres qui le prennent de haut. J’en connais même un qui a refusé de serrer la main de la femme de ménage ! Pardon, de la titre-service… sous prétexte qu’il était allergique aux produits de nettoyage !

- Et pour ceux qui ne sont pas en contact direct avec le public ? Le back-office, les top managers, les cadres supérieurs… Vous admettez des exceptions ? 

- C’est délicat. Il existe un risque de croiser une de ces exceptions dans un couloir, ou dans l’ascenseur. Mais nous pensons à des alternatives. Elio, qui est notre délégué principal, m’a proposé un compromis : un nœud papillon discret, éventuellement glissé sous le pull. On en discute. Je ne suis pas fermée à des accommodements raisonnables.

- Mais pourquoi seulement la cravate ? Après tout, le maquillage, les talons aiguille… ça me paraît tout aussi conditionné et tout aussi mauvais pour la santé. Est-ce que vous ne craignez pas qu’on puisse vous reprocher une discrimination indirecte envers les hommes ?

 

- Pas du tout, le règlement est clair : la cravate est interdite pour tout le monde, femmes, hommes et toute la gamme des intermédiaires. Pas de sexisme chez moi !

(Toute ressemblance avec des situations existantes serait naturellement une pure coïncidence.)

 

Paru précédemment dans la revue Politique

Mis à jour (Dimanche, 30 Mai 2021 10:27)