Nous sommes des cas particuliers

Hasard du calendrier : j'écris cette « humeur » au lendemain de l'événement qui a fait tourner les regards du monde entier l'incendie de Notre-Dame de Paris.

Du monde entier... ? C'est ce qu'on aurait pu croire en suivant les médias de chez nous. Notre-Dame brûlait, et il n'y avait plus ni guerres, ni famines, ni migrant·es sur leurs frêles bateaux risquant de se noyer dans la Méditerranée, ni monuments détruits par les guerres, les catastrophes dites naturelles ou la simple négligence, ou encore pillés dans d'autres parties du monde. « Ce deuil-là transcende les frontières, linguistiques, culturelles, confessionnelles et nationales. Ce deuil est notre deuil à tous », écrivait sur les réseaux sociaux Esther Benbassa, une femme politique qu'on ne peut soupçonner de myopie identitaire.

Et c'est précisément ce « tous » que je voulais interroger.

 

Le centre et la périphérie

Car c'est un péché bien français, et plus largement européen (et nord-américain) que de se croire non seulement le nombril du monde, mais représentant l' « universel », les « autres » n'étant qu'autant de « cas particuliers ». Il y a le « centre » et la « périphérie », et non seulement les drames affectant le centre seraient beaucoup plus « graves », mais ils sont censés capter l'attention générale – alors même que les tragédies de la « périphérie » sont beaucoup plus coûteuses en souffrances et en vies humaines, et souvent aggravées par les politiques menées au « centre »...

Attention : mon intention n'est pas de dénigrer l'émotion de certain·es, qui sont même beaucoup, devant la perte d'un patrimoine architectural, artistique, historique, religieux, ou simplement lié à des souvenirs personnels. Je n'aime pas qu'on se moque du chagrin des autres, ce que je pointe c'est cette certitude que ce chagrin est partagé par tout le monde. Ce qui peut provoquer un rejet d'autant plus violent de celles et ceux qu'on laisse sur le côté comme des cas particuliers qui ne concernent qu'eux.

On retrouve cette même prétention à l'universalité dans le rapport entre hommes et femmes : une tribune exclusivement composée d'hommes, ce qui arrive encore trop souvent, représente « la société » ; un plateau composé de femmes est censé porter un « regard féminin » sur le monde. On peut dire la même chose du rapport entre personnes blanches ou « de couleur », les premières pouvant parler de tout, jouer tous les rôles, les secondes étant souvent cantonnées à des sujets spécifiques.

Il serait donc temps d'admettre que le blanc est aussi une couleur, le masculin aussi un genre ; et pour planter une ortie dans mon propre jardin, cela vaut aussi pour un féminisme « blanc » qui se veut « universel » face à d'autres, qui seraient « particuliers » (black feminism, féminisme musulman...). Cela n'empêche évidemment pas de partager des principes, des luttes, ou même des chagrins, à condition de ne pas considérer que seuls les « nôtres » ont valeur universelle.


(à paraître dans Ensemble, mai 2019)