Suffragette : un blanchiment des luttes ?

Parce que ce film raconte une révolte de femmes, notre histoire donc ; parce qu'il est bon de rappeler que le droit de vote dit « universel » était interdit à la moitié de l'humanité, parce qu'il est tout aussi important de se souvenir que voter est un droit durement conquis et non une contrainte - et parce que Meryl Streep apparaît sur un balcon pour haranguer la foule durant quelques dizaines de secondes.... Pour toutes ces raisons, j'avais envie de voir « Suffragette » dès sa sortie.

Même si le personnage central est fictif (choix contestable, car alors comment faire la part des réalités historiques?), le film raconte un combat bien réel, qui a longtemps été minimisé, ou même ridiculisé. Le terme même de « suffragettes » éveille davantage de sourires que de poings levés.

Rien que pour cela, le rappel de ce que fut vraiment cette lutte pour les droits des femmes – et pas seulement le droit de vote d'ailleurs – est salutaire. J'avoue avoir pris mon pied à voir cette voiture d'enfant pleine de briques balancées dans les vitrines, ou cette belle résidence ministérielle partir dans les airs. Sans compter toutes les ruses qu'il a fallu déployer pour échapper à la police... Car il n'y a pas eu que des manifestations pacifiques, mais aussi des attentats (avec le souci d'épargner les personnes), des arrestations, des grèves de la faim, et même des mortes.

La film a un autre mérite : celui de montrer ce qui fait la spécificité des luttes de femmes. Celle par exemple qui prend une certaine distance parce qu'elle est enceinte. Ou celle qui se fait jeter hors de chez elle et priver de tout contact avec son fils, parce que son mari n'accepte pas son engagement. Voilà des aspects qui ne touchent guère les hommes en lutte – bien qu'on en fasse des tonnes sur ces pauvres combattants que des épouses craintives tentent d'empêcher de monter aux barricades, alors qu'ils ne rêvent que d'exposer leur torse poilu aux balles policières....

On peut certes, pour reprendre les termes du blog « De colère et d'espoir », quitter « quand même le cinéma avec une amertume dans la bouche. Parce qu’elles ont donné leur vie et qu’on élit des gouvernements d’hommes qui, à tous les niveaux, continuent de voter sans nous des mesures qui ont pour but de nous enfermer à la maison ».

Le film a d'ailleurs servi au mieux son objectif lorsque, lors d'une avant-première en Angleterre, des femmes se sont couchées sur le tapis rouge pour dénoncer les coupures dans les budgets des refuges pour femmes battues – et en particulier, des refuges destinées à des catégories spécifiques, comme les lesbiennes ou les femmes migrantes.

... Là s'arrêtent les compliments. Car le film a aussi des lacunes, à commencer par son côté tout de même fort sage, qui empêche de se laisser emporter, et son scénario trop classique, avec ses « héros » qu'on voit peu à peu évoluer de l'indifférence à l'implication (la figure centrale) ou au moins au malaise existentiel (le chef de la police).

Personnage central, Maud Watts est une simple blanchisseuse, un choix intéressant (quoique fictif, dommage) pour parler d'un mouvement qu'on a souvent étiqueté de « bourgeois ». Beaucoup d'ouvrières, organisées ou non, ont participé à cette lutte. On nous montre la vie d'usine, l'arbitraire des chefs et le harcèlement sexuel permanent. Problème cependant : à aucun moment, la question de classe à l'intérieur même du mouvement des suffragettes n'est présente, alors qu'il est difficile de croire qu'elle ne se soit jamais posée. Les tensions au sein même d'une lutte sont souvent des moments intéressants, ne serait-ce que parce que la façon de les appréhender et de les résoudre (ou non) influence l'issue d'un combat.

Mais il y a plus grave - d'autant plus grave que moi-même, pourtant sensibilisée à ces questions, ne l'ai même pas vu. Je suppose que beaucoup d'autres ne le verront donc pas non plus. Interrogée par la journaliste Ijeoma Oluo, la réalisatrice Sarah Gavron défend son choix d'avoir créé une héroïne fictive : voulant rendre le film aussi accessible que possible, elle a mis en son centre une figure « composite » dans laquelle, dit-elle, tout le monde peut se retrouver.

Tout le monde, vraiment... ?

Si nous (moi, vous, elles et eux, les « blancs » parmi mes lecteurs et lectrices) ne bondiront peut-être pas spontanément, la journaliste, elle – et d'autres commentatrices avec elle – ont été choquées par l'absence totale de personnes racisées dans le film. Non seulement parmi les personnages principaux, mais aussi dans les rues, parmi les figurant/e/s... Certes, au début du 20e siècle, la société anglaise n'était pas aussi multiculturelle qu'aujourd'hui, mais elle n'était tout de même pas complètement monocolore, et il y a même eu des femmes d'autres origines qui ont joué un rôle important dans le mouvement des suffragettes. Leur absence n'en est que plus gênante. D'autant que lors d'une présentation, les actrices principales se baladaient avec un t-shirt proclamant « Je préfère être rebelle qu'esclave », comme si l'esclavage relevait d'une quelconque « préférence »...

Faut-il pour autant jeter « Suffragette» dans les poubelles du cinéma ? Pas pour moi. Parce qu'il s'agit d'un pan méconnu de l'histoire.. Parce qu'il m'arrive aussi d'aller voir des films où les femmes sont honteusement sous-représentées, ou même absentes, des films qui ne passeraient aucun des points du test de Bechdel (1) et pourtant, parfois, j'apprécie de tels films. Parce que ces critiques, il faut les faire et les rendre publiques et même, pourquoi pas, se servir de cet exemple pour faire prendre conscience à quel point, aujourd'hui encore, nous (et je me compte dans ce « nous ») avons tendance à « blanchir » les luttes. Tout comme « eux » ont tendance les voir « unisexe », c'est-à-dire uniquement au masculin. Le mécanisme n'est pas différent, c'est celui de dominations tellement « évidentes » qu'il faut faire un gros effort rien que pour les voir. Et un effort encore plus important si on veut en sortir.

 

(1) Le test de Bechdel vise à démontrer par l'absurde à quel point certaines oeuvres sont centrées sur le genre masculin des personnages. Pour le passage du test, trois conditions doivent être réunies : la présence d'au moins deux femmes identifiables par leur nom ; le fait qu'elles parlent ensemble et enfin, que le sujet de leur conversation soit autre chose qu'un personnage masculin.

 

A découvrir : Edith Garrud, figure importante de ce combat même si absente du film. On peut lire le portrait de cette lutteuse (dans tous les sens du terme) dans la série des Femmes Rebelles sur le site de Garance.

 

Mis à jour (Vendredi, 13 Novembre 2015 16:25)