Houria Bouteldja, un monde en noir et blanc

Lundi 26 novembre, conférence de Houria Bouteldja, invitée par Tayush à parler des « Indigènes de la République » : un discours ferme (quoique parfois fermé), des arguments qu'on peut contester mais qui secouent les méninges, une réflexion stimulante en tout cas. Mais aussi une impression extrêmement désagréable de la salle, dont une partie est en adoration devant l'oratrice (et tient à l'exprimer longuement pour reformuler des positions pourtant très claires) et une autre partie venue régler des comptes très belgo-belges, selon un syndrome que j'appellerais « plutôt Destexhe que Goldman » (1). Bref, une atmosphère guère favorable à un quelconque débat (même s'il y eut aussi des questions et remarques pertinentes, trop rares).

Mais revenons à Houria Bouteldja et aux Indigènes. Il ne s'agira pas d'un compte-rendu mais seulement de quelques réflexions personnelles induites par le secouement de méninges que j'évoquais plus haut. Et par des parallèles avec mes propres engagements.

Premier point intéressant, le refus d'une « universalité » factice : le mythe d'un « citoyen » sans origine, sans genre, sans classe sociale, égal/e à tou/te/s les autres, mais qui se heurte, dans la réalité, aux discriminations, aux contrôles policiers, aux inégalités criantes qui décrédibilisent la prétention à la « liberté, égalité et fraternité » proclamées par la République. Houria Bouteldja, elle, ne prétend pas parler « au nom de l'universel » mais de là où elle se trouve ou plutôt de là où elle a été mise, qu'elle le veuille ou non : du côté des « indigènes ».

Deuxième point que je partage : l'exigence de choisir ses propres priorités, son propre agenda, garder le pouvoir aux mains des opprimés eux-mêmes. De ce point de vue j'ai été sensible à sa critique de la campagne « Touche pas à mon pote », où des blancs s'adressent en fait à d'autres blancs, par-dessus la tête des premier/e/s concerné/e/s. Ce qui rejoint le slogan féministe, « Ne me libère pas, je m'en charge ! »

Viennent alors mes réticences. Le colonialisme, nous dit-elle, ne s'est pas arrêté avec l'indépendance des pays colonisés. Ni là-bas, ni encore moins ici. Ses références ne sont pas seulement l'Algérie dont elle vient, et dont on connaît l'histoire douloureuse avec la France ; elle remonte aux Indiens d'Amérique, massacrés, aux Africains victimes de la traite, réduits en esclavage, tous ces « non Blancs », le terme de « Blanc » étant dans sa bouche synonyme de « dominant ». Elle a plus de mal à faire rentrer dans ses catégories les Tsiganes, lorsque la question lui est posée. Sont-ils aussi des « Blancs » ? Ou des victimes d'une forme de « colonialisme » ? Il aurait été intéressant – mais trop explosif sans doute – d'entendre sa position sur la catégorie « Juifs » : « seulement » dominants donc forcément coupables, comme ils sont, pour d'autres, « seulement » victimes, donc forcément innocents ? D'où l'indulgence d'autres « Blancs » pour l'Etat d'Israël et en face, comme en miroir, la solidarité inconditionnelle avec la Palestine, y compris avec le Hamas.

Voilà, c'est là que je ne suivais plus, dans cette image du monde en « noir et blanc », au sens littéral comme au figuré. Dans sa logique – et elle est cohérente – Houria Bouteldja répondait à un intervenant dans la salle que si l'on considère le racisme comme un système de domination, un Noir ne peut pas être raciste, puisqu'il est dominé. Ce qui conforte cette idée qu'on est soit « dominé/e », soit « dominant/e », même si elle admet qu'on peut, tout en étant dominé/e, profiter de la domination des autres, même à l'insu de son plein gré, comme les classes populaires du Nord « profitent », malgré leur propre oppression, de l'exploitation des peuples du Sud.

Mais les rapports de domination me paraissent plus complexes que cela. Car on n'a pas d'un côté « les dominant/e/s » (dans tous les domaines) et de l'autre « les dominé/e/s » (dans tous les domaines). La catégorie « gay » est certainement dominée dans un système d'hétérosexisme, mais reste dominante dans la catégorie « homme » et dans celle de « blanc ». De même, des « Indigènes » dominés peuvent parfaitement, s'ils sont hommes et hétéros, faire partie de catégories dominantes dans les rapports sociaux de sexe ou des sexualités, et profiter largement des privilèges offerts par cette position. Sans compter les dominations à l'intérieur même de ces catégories, selon l'origine (car toutes ne se valent pas en termes de minorisation), la classe sociale, les dominations croisées : mieux vaut être un hétéro blanc valide et riche qu'une lesbienne noire handicapée et pauvre, mais si l'on n'a que certaines de ces caractéristiques, ça se complique...

Aussi, plutôt que de tracer cette ligne rouge entre « dominant/e/s » et « dominé/e/s », c'est le système de domination qu'il s'agit à mes yeux de prendre en compte. Et de combattre. Ensemble, quand c'est possible; l'un/e sans l'autre et même parfois l'un/e contre l'autre, si vraiment il le faut. Mais quand Houria Boutelsja parle d' « alliances », j'entends plutôt « alignement » sinon capitulation en rase campagne : on est « avec nous » ou « contre nous », sans négociation possible.

Aussi je me sens plus bien plus proche des positions d'Angela Davis, qui fait le lien entre les différentes dominations et plaide la nécessité d'alliances, même ponctuelles, contre un système qui se nourrit du creusement des inégalités et de la division des opprimé/e/s.

 

Post-scriptum : j'étais venue à la conférence avec une question/remarque qui me taraudait, mais que j'ai préféré ne pas poser dans le climat ambiant. La voici.

Lors d'une émission de « Ce soir ou Jamais » (France 3), questionnée par Frédéric Taddéi sur le débat français autour du mariage pour tous, Houria Bouteldja a déclaré qu'elle « ne se sentait pas concernée ». Parce que même s'il y a des pratiques homosexuelles dans les quartiers où elle est engagée, cette question de mariage n'a aucune pertinence.

On retrouve là l'hypothèse d'une « hiérarchie des dominations » plutôt que d'un « système » où une discrimination renforce les autres. Pour moi, on ne peut pas séparer et encore moins hiérarchiser les discriminations et les haines (s'il fallait le faire sur base du nombre de meurtres, le machisme viendrait loin devant le racisme dans nos pays : n'oublions pas qu'en France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint, ce qui n'est – heureusement !- pas le cas des crimes racistes). Mais il y a plus. Je pense que si Houria Bouteldja ne se sent pas concernée par la question du mariage – moi non plus d'ailleurs... – elle devrait l'être par tout ce que le débat français révèle d'homophobie plus ou moins assumée, jusque là généreusement attribuée par la société française exclusivement à ces « indigènes » dont elle se réclame. Et ce qui devrait peut-être aussi la concerner, c'est l'invisibilisation et/ou le rejet que subissent les homosexuel/le/s dans son propre camp, même si leurs besoins peuvent être différents et parfois même contradictoires avec les revendications mises en avant par les mouvements homosexuels « blancs ».

Voilà, je lui ai exprimé ces interrogations par écrit, à elle de voir si elle veut prendre la peine et le temps d'y répondre.

 

Re-post-scriptum : je précise que Houria Bouteldja  m'a répondu sur l'ensemble de ces points, mais qu'elle ne souhaite pas actuellement que ses réponses soient publiées. En tout cas, c'est quelqu'un avec qui il est possible et intéressant de débattre (contrairement à certaines personnes qui passent très vite à l'insulte en cas de désaccord)

 

(1) Henri Goldman ayant dû subir une volée de critiques – il serait paternaliste dans ses engagements antiracistes, il censurerait des interventions avec lesquelles il n'est pas d'accord, il refuserait même d'envisager des positions différentes de la sienne, en particulier sur la Palestine – bref, il serait un « faux ami », donc plus dangereux, en somme, qu'un ennemi déclaré comme Alain Destexhe

Mis à jour (Jeudi, 29 Novembre 2012 17:33)