Pourquoi un Ministère des Droits des Femmes ?

L’idée est partie de Vie féminine et a essaimé depuis, recevant l’appui du magazine Elle puis, avec plus ou moins de conviction, de représentantes de l’ensemble des partis politiques francophones (l’exercice n’a pas encore été tenté côté flamand) : dans le prochain gouvernement fédéral, il faut un ministère des Droits des femmes.

Naturellement, à côté des appuis, on a entendu bien des sarcasmes, mais aussi de vrais questionnements : pourquoi ne pas se satisfaire d’une compétence «  égalité des chances  » qui existe désormais à tous les niveaux de pouvoir ? Pourquoi ne pas regrouper les minorités (ou en tout cas les catégories minorisées) plutôt que de les mettre en concurrence ?

Il est vrai qu’actuellement, les femmes sont de plus en plus souvent noyées dans la vague catégorie de la «  diversité  », un terme déjà significatif en soi : il laisse sous-entendre qu’il existerait un «  modèle  » d’humanité, l’homme blanc d’âge moyen, hétérosexuel et valide, les autres (personnes dites «  de couleur  », homosexuelles, handicapées, jeunes, vieux… et femmes) étant autant de «  cas particuliers  ». Ce qui est contestable pour ces «  autres  » l’est encore plus pour les femmes qui, rappelons-le, forment la moitié de l’humanité et sont présentes dans l’ensemble des autres catégories. Difficile de s’en débarrasser : une société (autoritaire) pourrait décider de mettre de côté tout aspect «  autre  » (apparence, culture…), expulser ses «  étrangers  », condamner ses homos à la clandestinité et enfermer ses personnes handicapées dans des institutions à l’abri des regards ; elle ne peut se passer d’hommes et de femmes, en proportion équilibrée, sous peine de mettre en péril sa propre reproduction.

Une domination qui se reproduit

C’est quand ils sont noyés dans l’«  égalité des chances  » (notion par ailleurs très libérale) que les droits des femmes entrent justement en concurrence avec d’autres revendications. Quand les moyens publics sont limités, les priorités des uns se font forcément au détriment de celles des autres. Et au sein même des catégories discriminées, on voit que souvent, la domination masculine a tendance à se reproduire et à faire disparaitre les revendications ou même la simple visibilité des femmes. Ainsi, la lutte contre l’homophobie se réduit souvent à protéger les gays, les besoins spécifiques des lesbiennes étant oubliés [1].

Et pourquoi pas, alors, une compétence de l’«  égalité des femmes et des hommes  » ? Parce qu’on voit bien ce qui se passe avec l’Institut du même nom (IEFH), ainsi qu’avec les politiques publiques : l’«  égalité  » sert trop souvent à gommer en priorité les inégalités… dont les femmes bénéficient. Ce fut le cas en matière de pensions [2] ou d’assurances [3], alors que les inégalités de revenus au détriment des femmes ne se résorbent pas. Il faut savoir qu’un tiers des plaintes arrivant à l’Institut sont le fait des hommes. Imagine-t-on qu’un tiers des plaintes pour racisme émanent de blancs, que les discriminations sur la base de l’orientation sexuelle soient dénoncées à 30 % par des hétérosexuels ou que les valides se plaignent en masse des places de parking pour handicapés ? Et qu’en plus, ces plaintes donnent lieu à des adaptations législatives ? Non, décidément, les femmes ne sont pas une catégorie «  minorisée  » comme les autres…

Des droits spécifiques ?

Par ailleurs, les droits des femmes dont il est question ne ressortissent strictement pas tous du domaine de l’«  égalité  », mais leur sont spécifiques : qu’on songe seulement au droit à l’avortement. Ils sont également très éclatés entre différents niveaux de pouvoir et/ou compétences : tout ce qui concerne les droits reproductifs est du ressort de la Santé, la règlementation du chômage dépend du ministère du Travail, les violences de l’Intérieur et de la Justice, la mise en place d’un service de paiement des pensions alimentaires des Finances, la prise en charge collective des enfants des Communautés, la lutte contre les stéréotypes sexués de l’Éducation et de l’Audiovisuel, etc.

Cette transversalité inévitable peut-elle être prise en compte par d’autres voies ? On voit bien que l’existence théorique d’un «  gendermainstreaming  », censé passer toutes les décisions politiques au filtre du genre pour vérifier leur impact éventuellement différent sur les hommes et sur les femmes, n’a pas empêché, par exemple, une réforme du chômage dont on sait déjà qu’elle touchera encore davantage les femmes que les hommes. Un ministère des Droits des femmes aurait pour tâche de centraliser toutes ces questions, à condition de disposer de vrais moyens financiers et humains et de ne pas être noyé dans d’autres priorités ; il pourrait aussi avancer ses propres propositions et rendre visibles les revendications des femmes.

Deux remarques personnelles pour finir.

Dans une période de restrictions tous azimuts et un gouvernement resserré, il est peu probable qu’on «  sacrifie  » un poste pour s’occuper des droits qui ne concernent, après tout, que la moitié de la population… (raisonnement faux par ailleurs, car les droits des femmes concernent tout le monde). Mais lancer le débat, c’est obliger à regarder en face cette vérité : malgré les discours et les lois sur l’égalité, celle-ci n’avance guère et parfois même recule.

Deuxième point, particulièrement important : comme toutes les conquêtes sociales, les droits des femmes sont d’abord le résultat de mobilisations d’un mouvement de base, dont un éventuel ministère, comme le travail de parlementaires féministes, ne peut être que le relai. Un mouvement qui aurait donc tout intérêt à une recomposition autour de revendications partagées, sans enterrer les «  sujets qui fâchent  », mais sans les laisser empoisonner l’indispensable programme commun.

[1On constate actuellement une exception avec une proposition de loi qui reconnait la co-parentalité pour les lesbiennes, et pour elles seules. Mais on a échappé de peu, au nom de l’égalité, à la porte ouverte à une légalisation très contestée de la «  gestation pour autrui  » (les mères porteuses).

[2Durée de carrière portée de quarante à quarante-cinq ans comme les hommes, au nom de l’égalité, ce qui n’a fait que creuser le fossé entre pensions des hommes et des femmes.

[3Parce qu’elles provoquent moins d’accident, les femmes pouvaient bénéficier de primes plus basses. Au nom de l’égalité, c’est désormais fini.

 

Paru dans la Revue Nouvelle, Avril-Mai 2014