Penser la violence des femmes


 

Amazones, guérillères, résistantes, émeutières, policières, boxeuses, mais aussi criminelles, infanticides, kamikazes... La violence des femmes est une réalité longtemps tue, qui met à mal l'image d'une femme forcément douce, née pour s'occuper et se préoccuper des autres. Et détruit quelques stéréotypes.

Lorsqu'en 2004, les télés du monde entier ont montré la soldate Lynnie England tenant en laisse un prisonnier irakien dénudé, le monde fut stupéfait. Non seulement l'image en elle-même était d'une terrible violence, mais en plus, la tortionnaire était une femme ! Mais si l'on y réfléchit, qu'y a-t-il là de tellement incompréhensible ? L'évolution de nos sociétés, poussées par les combats féministes, a prouvé que les femmes peuvent être aussi compétentes que les hommes ; pourquoi seraient-elles incapables de se montrer aussi odieuses ?

 

« Sexe fort »

Pourtant, on sait qu'il y a eu des reines cruelles, mais aussi des femmes qui de tout temps, se sont battues pour leur liberté. On les a vues dans les manifestations ou les émeutes, elles ont participé aux révolutions, de la Commune de Paris au printemps arabe... et pourtant, elles sont comme invisibles, ou alors présentées comme des « exceptions ».

C'est que ces images vont à l'encontre de tous les stéréoptypes sur la « nature » féminine. Mais aussi parce que les féministes elles-mêmes ont hésité à aborder le sujet de front, pour ne pas donner de munitions à leurs ennemis.

Deux livres récents s'attaquent à ce sujet sensible, avec un regard féministe. Le premier est un travail journalistique, de rencontres avec le « sexe fort » ; l'autre une étude collective qui brasse différentes disciplines, histoire, sociologie, anthropologie, linguistique...

Après avoir longtemps travaillé sur les femmes victimes de violences au sein d'Amnesty International, Moïra Sauvage a voulu changer de perspective. Constatant à quel point les femmes « fortes » sont oubliées dans la « grande histoire », elle a décidé de partir à la rencontre de ces battantes, celles qui prennent les armes, que ce soit légalement ou non, celles qui luttent pour leurs droits aux côtés des hommes ou contre eux, ou encore les femmes qui ont choisi des sports réputés « virils ».

Un voyage passionnant et des rencontres marquantes, avec souvent des motivations semblables : l'indignation devant les injustices, la conviction de se rendre utile mais aussi, souvent, la volonté de fuir un destin tout tracé et stéréotypé.

Ces femmes sont montrées dans toute leur complexité, y compris par leurs côtés les moins sympathiques. Moïra Sauvage n'évite pas les sujets difficiles comme les gangs de filles ou les femmes qui ont choisi la voie du terrorisme. Pour conclure : « La violence est avant tout humaine et elle est plus ou moins favorisée, chez les hommes comme chez les femmes, par l'organisation de la société ».

 

Dénaturaliser la violence

Le livre coordonné par Coline Cardi et Geneviève Pruvost creuse le même sillon. Des révolutionnaires du passé aux combattantes d'aujourd'hui, que ce soit en Palestine, au Pérou ou en Irlande du Nord, on voit que les femmes n'hésitent pas à faire preuve de la même détermination, du même courage que les hommes – mais aussi de la même cruauté. Femmes génocidaires au Rwanda, jeunes filles brésiliennes engagées dans les activités criminelles, auteures de violences intrafamiliales... aucune de ces réalités n'est laissée de côté. Outre les portraits des femmes elles-mêmes, replacées dans leur contexte familial, social et politique, les analyses s'intéressent à la façon dont la société reçoit, commente ou occulte la violence des femmes : littérature, cinéma, médias, justice ont aussi leurs cadres propres et contribuent à façonner notre regard.

En ce qui concerne la justice, par exemple, il semble que les tribunaux soient plus indulgents avec les femmes déviantes qu'avec les hommes, avec une tendance à les déresponsabiliser en les considérant comme « simples complices » ou comme des malades à psychiatriser.

Après ces lectures, on en revient à la réticence initiale : à mettre ainsi en lumière la violence des femmes, ne risque-t-on pas de donner des munitions aux ennemis des femmes en général et des féministes en particulier ?

Conscientes de ce risque, les auteures répondent d'abord qu'il vaut mieux regarder la réalité en face, fût-elle désagréable. La négation de la violence des femmes amène des dégâts collatéraux : ainsi en Colombie, les programmes de réhabilitation pour les guérilleros des FARC ignorent les femmes, qui représentent pourtant quelque 40% des effectifs. De même, les filles sont invisibilisées dans la lutte contre le phénomène des enfants soldat/e/s.

Plus fondamentalement, le déni de la violence des femmes ne contribue pas à améliorer leur situation. « Moins violentes » peut aussi signifier « plus soumises ». « Nier la violence des femmes, c’est leur retirer la possibilité d’accès au pouvoir (...) et de modifier l'état des rapports sociaux de sexe  », expliquent C. Cardi et G. Pruvost dans une interview aux Inrocks (1). Et pour enfoncer le clou : « Il s'agit de penser la violence, pas de la prôner. (...) Si ce livre pouvait avoir un projet politique, ça serait celui de dessiner un horizon dans lequel la menace comme la vulnérabilité ne sont pas assignées d’avance. C’est une fois qu’on aura dénaturalisé la violence qu’on pourra se poser la question de la non-violence. »

(article paru dans Axelle, décembre 2012)

 

(1) http://www.lesinrocks.com/2012/10/22/actualite/penser-la-violence-des-femmes-11314823/

Les Inrocks, 22 octobre 2012

 

A lire :

Moïra Sauvage, « Guerrières, à la rencontre du sexe fort », Actes Sud

« Penser la violence des femmes », ouvrage collectif sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Purvost, La Découverte