Honni soit qui Malonne pense ! (Méfions-nous des justiciers)

Honni soit qui Malonne pense !

(Méfions-nous des justiciers)

 

« Soeur Clarisse, ne vois-tu rien venir ?

.... Je vois le ciel qui rougeoie,

les corbeaux qui tournoient,

les banderoles qu'on déploie,

les murs qu'on taguoie,

les médias qui aboient,

la haine qui flamboie,

mais jamais notre volonté ne ploie... »

 

Voilà qui pourrait être l'hymne du couvent des Clarisses à Malonne, havre désigné pour Michelle Martin - et on pourrait en rester là. Faut-il vraiment ajouter des mots aux mots, sa pierre à la montagne qui défigure déjà notre paysage médiatique ? Ne vaut-il pas mieux se taire ? Peut-être. Mais voilà : « en face », là où je ne me reconnais pas, on se garde bien de se taire ; nous sommes bombardés d'appels à signer des pétitions, à participer à une nouvelle Marche Blanche ou au moins à nous indigner virtuellement, pour tout et n'importe quoi : pas seulement parce que « la monstre » va retrouver une toute relative liberté, mais aussi parce qu'elle va bénéficier du revenu d'intégration ou même... parce qu'elle demande plus de papier WC en prison (1). Je vais donc tenter d'expliquer pourquoi je décline toutes ces invitations.

 

 

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Ainsi donc, à moins que la Cour de Cassation ne déniche une obscure faute de procédure, Michelle Martin devrait obtenir sa libération conditionnelle avant la fin de l'été. Et si ce n'est pas cette fois-ci, ce sera pour une prochaine tentative, dans quelques semaines, ou quelques mois. Libérée, oui, mais sûrement pas libre : pas libre de ses mouvements – parmi les nombreux « justiciers » qui la menacent, tous ne parlent pas en l'air ; ni sans doute libre dans sa tête – mais cela, elle seule le sait (2).

 

Du fond de leur couvent, une poignée de soeurs résistent vaillamment aux pressions, aux manifestations, parfois aux insultes, pour défendre leur modeste conviction : « Nous avons pensé que personne n'y gagnerait dans notre société si on laissait la violence répondre à la violence. Nous avons la profonde conviction qu'enfermer définitivement le déviant dans son passé délictueux et l'acculer à la désespérance ne serait utile pour personne ». Elle sont donc prêtes à accueillir la réprouvée, même en sachant que la réprobation déteint sur tout ce qui l'approche. Le dessinateur Pierre Kroll n'a pas hésité à suggérer qu'elles cherchaient de la publicité (3), alors qu'elles ne demandent qu'une chose : qu'on les laisse tranquilles. Loin de vouloir parader dans les médias, elles leur demandent de « respecter notre vie privée et de ne pas nous envahir au monastère ».

 

« La justice n'est pas la vengeance »

 

Peut-on comprendre la colère des victimes et de leurs proches et tenter pourtant de dire pourquoi cette libération n'est pas un « scandale », et au-delà de ce cas particulier, pourquoi il ne faut pas durcir la législation sur la libération conditionnelle mais au contraire, repenser le principe même de la prison ? Ce n'est pas le moment ? Si, justement, c'est le moment. Les discours les plus forts contre la peine de mort ne concernent pas des innocents injustement condamnés mais des assassins sans pitié (4), des salauds qu'on étranglerait bien de ses propres mains, si la société n'était là pour nous rappeler que « la justice n'est pas la vengeance » (5).

 

Je ne suis pas juriste, je suis donc bien incapable de juger par moi-même si Michelle Martin remplit toutes les conditions pour une libération conditionnelle. Je constate que des magistrats indépendants, qui connaissent la loi, ont estimé que oui. J'en prends acte, même si ce n'est pas un argument suffisant à mes yeux.


Car je ne suis pas non plus une fanatique du respect de la légalité à n'importe quel prix. Lorsqu'on estime qu'une loi est injuste, il n'y a rien d'indécent à vouloir la changer - c'est le principe même de la démocratie - ou même, le cas échéant, de la transgresser. A l'époque où l'avortement était interdit, il est heureux qu'il se soit trouvé des femmes et des hommes qui le pratiquaient par conviction et militantisme ; quand l'euthanasie était considérée comme un meurtre, il est magnifique que des médecins, des infirmières, ou simplement des proches, aient eu le courage d'aider des personnes qui voulaient mettre fin à leurs souffrances. Aujourd'hui que la tendance est à la criminalisation de l'aide aux sans papiers, j'ai une grande admiration pour celles et ceux qui prennent le risque de passer outre.

 

Je ne suis pas chrétienne ; l'idée même de « rédemption » m'est totalement étrangère et quant à la charité, je l'ai toujours considérée comme un manteau pudiquement jeté sur les épaules de l'injustice. Je trouve l'attitude des soeurs de Malonne courageuse et juste, mais en même temps, il me paraît anormal que ce soit des actrices privées, et de plus religieuses, qui prennent en charge un cas aussi problématique. C'est aux pouvoirs publics de s'occuper de la réinsertion, au moins autant que de la répression. On dira que c'est Michelle Martin qui a choisi cette solution ; peut-être, mais en réalité il n'en existait pas d'autre (on évoque déjà une possible alternative dans un couvent néerlandais - un couvent, toujours).

 

« On préfère les gens qui pleurent à ceux qui réfléchissent »

 

Enfin, on me dira que n'ayant pas d'enfants, je ne peux pas comprendre comment je réagirais « si c'était arrivé aux miens », comme je le lis ici ou là. Argument suprême. Mais j'ai des proches, et je peux très bien imaginer comment je réagirais si l'on s'en prenait à eux, si l'un/e d'eux/elles était enlevé/é, violé/e, laissé/e pour mort/e. Mais j'espère qu'il y aurait alors des gens autour de moi pour me retenir ; et une société capable d'entendre et de respecter ma colère, sans me donner le droit de faire justice moi-même. Je constate aussi qu'il y a d'autres chemins possibles, même pour les proches des victimes ; ainsi de Gino Russo déclarant au Soir : « Vous me demandez de laisser parler mon cœur, mais je ne veux pas le faire, même si on va libérer quelqu’un qui est responsable de la mort de ma fille. On essaie de m’entraîner sur ce terrain, de m’y faire sombrer. Je m’y refuse. Mais je sais qu’on préfère les gens qui pleurent à ceux qui réfléchissent. Je veux resterrationnel. Et c’est pour cela que je veux lire l’arrêt argumenté du tribunal avant de donner un avis circonstancié » (6). Ou encore Jean-Pierre Malmendier – pourtant sénateur MR et partisan des peine incompressibles – choisissant de rencontrer l'assassin de sa fille (7). Je ne prétends pas que ces attitudes sont « meilleures », même si je les admire : mais je constate qu'il peut y avoir des réactions différentes, y compris chez des personnes personnellement touchées.

 

Je ne suis pas criminologue, mais j'en sais assez sur la prison pour penser que c'est un héritage de barbarie et qu'un jour, on la considérera comme une institution dépassée et inhumaine, comme le sont pour nous, aujourd'hui, la torture ou la peine de mort. Bien sûr, la société doit se protéger de certaines personnes dangereuses en les mettant à l'écart ; mais si elle cessait d'enfermer à tort et à travers, elle aurait davantage de moyens de s'occuper de ces personnes-là. La prison n'est qu'une cage à humiliation et un nid à récidivistes ; si l'on n'est guère ému par sa cruauté – parce qu'on veut « punir », et plus c'est dur plus on est content – on pourrait au moins se montrer sensible à son inefficacité. Plutôt que d'allonger les peines ou de construire de nouvelles prisons – qui déborderont à leur tour – il serait temps de réfléchir à d'autres réponses face à la délinquance, puisque des idées et des expériences existent, d'une justice « réparatrice », « transformatrice » ou « restauratrice », plus humaine et plus utile. Il y a peu, des ami/es se réjouissaient de la condamnation à la prison ferme de patrons-voyous qui avaient détourné des millions et provoqué la faillite de l'entreprise qu'ils avaient reprise, jetant des centaines de travailleurs à la rue (8) : une sanction rare qui peut réjouir celles et ceux qu dénoncent – souvent avec raison – une justice de classe, mais à laquelle j'aurais préféré une autre réponse, comme la confiscation de leurs biens et l'obligation de vivre pendant un certain nombre de mois ou d'années avec une allocation de chômage...

 

Mais hélas, à voir les réactions des politiques, cette réflexion tellement indispensable n'est pas à l'ordre du jour. Du MR au PS, en passant par le CDH, Ecolo ou même le PTB, les partis rivalisent pour « comprendre l'indignation de la population » - comme si « la population » était homogène et unie, comme si « l'émotion » devait rendre impossible tout débat politique (9).

 

« Nous ne pardonnons pas. Redoutez-nous  !»

 

Et pour finir, je voudrais dire à quel point je me méfie de tous ces aspirants-justiciers, et plus encore quand ils avancent masqués. Sans même parler de la récupération par l'extrême-droite, il y a ce communiqué des Anonymous (10) qui donne froid dans le dos, se terminant par cette menace à peine voilée : « Nous sommes Anonymes (le courage, quoi !) Nous sommes Légion. Nous ne pardonnons spas. Nous n'oublions pas. Redoutez-nous ». Il y a, en effet, de quoi redouter...

 

Pourtant, tous ces apprentis vengeurs devraient se souvenir combien la prétention de « pureté » peut être dangereuse ou ambigüe, comme le montre la navrante histoire de Maître Hissel (11). Et quant aux parents qui tremblent à l'idée qu'une telle horreur puisse arriver à leurs enfants, peut-être devraient-ils aussi imaginer que ceux-ci pourraient être un jour non pas victimes, mais bourreaux, et qu'ils seraient alors enfermés dans ces lois qu'ils veulent tellement rendre plus rigoureuses... Car, eh oui, Martin et Dutroux ont aussi eu des parents.

 

Et pour terminer, je voudrais simplement reprendre ces paroles de Carine Russo, invitée dans une classe où les enfants n'imaginaient pas pour Dutroux d'autre verdict que la mort : ces enfants ont « compris ce qu’on ressent très fort à l’intérieur de nous. Mais c’est pas parce qu’on ressent ça très fort à l’intérieur de nous qu’on peut continuer cet esprit de vengeance, cette haine. On ne peut pas pour la bonne raison que ça nous détruirait nous-mêmes parce que, si on fait passer cette haine au-dessus de toutes les règles qui font en sorte qu’il y ait le moins de violence possible, on détruit énormément de choses qu’on a construites depuis tellement et tellement d’années pour que le monde aille quand même mieux ».

 

 

(1) Comme l'écrit excellement Anne Löwenthal sur son blog : http://annelowenthal.wordpress.com/2012/08/14/avec-ceci-aussi-si-vous-limprimez/

(2) Bien que les médias se fassent complaisamment l'écho de l'interview d'un cousin dans Paris-Match qui affirme qu'elle n'a jamais exprimé le moindre regret... alors même que, selon ses propres déclarations, il n'a plus le moindre contact avec elle depuis 2004. Contradiction que les journalistes ne semblent pas relever... Voir par exemple http://www.lesoir.be/actualite/belgique/2012-08-09/michelle-martin-est-passee-de-manipulee-a-manipulatrice-931209.php

(3) http://mediatheque.lesoir.be/v/le_kroll/36920120802k.jpg.html?

(4) Voir par exemple dans le « Décalogue » de Kristof Kieslowski, le 5ème commandement, « Tu ne tueras point », où la pendaison d'un jeune meurtrier est montrée avec autant de cruauté que son crime.

(5) Selon le titre d'une très belle tribune d'Antoine Leroy dans la Libre Belgique : http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/753270/la-justice-n-est-pas-la-vengeance.html

(6) Le Soir, 31/7/2012

(7) http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/753645/comment-une-victime-peut-rencontrer-un-meurtrier.html

(8) http://www.humanite.fr/social-eco/henin-beaumont-prison-ferme-pour-les-patrons-voyous-de-samsonite-500371

(9) Pour une analyse détaillée, voir l'excellent papier d'Ettore Rizza, http://www.levif.be/info/actualite/belgique/michelle-martin-et-le-carnaval-des-hypocrites/article-4000160965471.htm

(10) http://anonbelgium.blogspot.be/2012/08/communique-de-presse-opmichele-martin.html

(11) Maître Hissel a été l'avocat des parents de Julie et Melissa, avant d'être condamné quelques années plus tard pour pédopornographie

(12) Extrait du documentaire « Les enfants de l'année blanche » réalisé par Agnès Lejeune, JP Grombeer et J.Duez ans l'émission Faits divers, RTBF, du 5/11/1997. Voir aussi http://www.larevuetoudi.org/fr/story/tuer-ou-ne-pas-tuer-dutroux-septembre-1996

 

 

Mis à jour (Mercredi, 15 Août 2012 10:28)