Cachez cette misère que l'on ne saurait voir...

A l'approche des élections communales, ça ne rate pas, il faut rendre la commune belle, propre et rieuse, débarrassée de ses immondices, ses trous dans les trottoirs, ses crottes de chiens, ses tags et autres déchets, y compris humains. Bref, de tout ce qui ne vote pas, ou si peu.

A bannir donc, les dépôts clandestins, les putes en vadrouille (pas les clients, espèce protégée quelle que soit la marchandise), les SDF et leurs cartons, les mendiants et leurs compagnons à quatre pattes. Hors des centres ville, loin des rues commerçantes, à l'abri des regards.

A Liège, le bourgmestre (socialiste) a décidé d'imposer aux mendiants des lieux et des horaires en dehors desquels ils risquent une arrestation administrative jusqu'à 12 heures : ils ne sont relâchés qu'après la fermeture des commerces (1). De son côté, la commune d'Etterbeek (majorité MR-PS-Ecolo) a voté sa propre innovation sociale : le nombre de mendiants par rue sera désormais limité à quatre (2). Idée déjà assez rigolote quand on compare l'interminable chaussée de Wavre et la minuscule rue de l'Egalité (si, si, ça existe, heureusement elle est discrète). Mais en fait, ne sont visés que les quartiers commerçants : une pièce par ci une pièce par là, multipliez par cinq, et voilà le candidat client pigeonné, plus assez de sous pour s'offrir un nouveau smartphone !

Bonne chance aux stewards (venant eux-mêmes de milieux plutôt précaires) qui auront la noble tâche de compter les mendiants et de tomber sans pitié sur le râble du cinquième - à moins qu'il soit particulièrement gentil, car comme l'exprime le bourgmestre De Wolf, les mendiants polis sont « les bienvenus chez nous » (pas dans le sens on va les aider, non, faut pas pousser : on va juste les laisser crever en paix sur leur bout de trottoir).

 

Faux pauvres

Reste à trouver les modalités d'application de cette idée lumineuse. Va-t-on installer un mendiomètre à l'entrée des rues concernées, selon le principe « premier arrivé-premier servi », sur le modèle du regretté décret inscription ? Proposer un site internet de la commune (avec accès gratuit, on n'est pas des chiens) indiquant, en temps réel, les places disponibles dans quelque impasse obscure ? Les mendiants devront-ils pointer chaque matin pour prouver leur ordre d'arrivée ? Devront-ils fournir un droit de séjour régulier, un certificat de bonnes vies et moeurs, des témoignages de sympathie de riverains, prouver leur connaissance des deux langues nationales ? Y aura-t-il une discrimination positive pour les femmes avec enfants, les personnes âgées, les mineurs non accompagnés... ? Le Conseil communal d'Etterbeek a encore du pain sur la planche pour arriver à relever les défis extraordinaires qu'il n'a pas craint de se lancer à lui-même.

Précisons que pour certains commerçants (et futurs électeurs) ce n'est pas encore assez, comme pour cet opticien de la rue de Tongres, Serge Mauroit (retenez bien son nom, des fois que vous cassiez vos lunettes dans le coin : mieux vaut acheter une canne blanche plutôt que d'entrer dans sa boutique) : "Je suis à 100 % contre la politique de la commune qui tolère ces faux pauvres qui reçoivent de l’argent du CPAS et viennent mendier ici, ce qui diminue le standing de la rue ». Appréciez les « faux pauvres qui reçoivent de l'argent du CPAS », dont les allocations vous propulsent d'un seul coup dans les classes moyennes (voire supérieures). Et ces "faux pauvres" ne feront que se multiplier, car il n'existe pas plus d'austérité "zéro misère" qu'il n'existe de guerre "zéro morts"...

Il faut dire que Vincent De Wofl, bourgmestre d'Etterbeek, est désormais le « Monsieur Sécurité » d'un MR très sécuritaire. C'est déjà lui qui avait fait la brillante proposition d'interdire les stations de métro aux récidivistes coupables d'incivilités – car les portiques intelligents (z'avez pas remarqué avec quelle intelligence ils bloquent les vélos, les poussettes ou les gens juste un peu trop lents ?) doivent être capables de reconnaître un récidiviste : facile, il est jeune, pas tout à fait blanc, il a une casquette sur la tête et il essaie de passer sans payer en se collant à une vieille dame :  qu'il réessaie et paf, on le fait exploser !

La vie en rose

Mon intention n'est pas de jouer les naïves ou les saintes : oui, il y a des mendiants imbibés qui deviennent agressifs – mais c'est aussi dérangeant qu'ils soient le premier ou le cinquième de la rue ; oui, il y a des bandes organisées qui envoient des gosses mendier, avec des coups à la clé si la récolte est trop maigre ; oui, j'ai des montées de colère quand je vois des femmes mendier avec leurs enfants – mais je sais aussi qu'elles ne peuvent pas les déposer à la crèche. Moi aussi il m'arrive de détourner la tête ou même de traverser la rue. Mais aucun de ces problèmes ne sera résolu ni même avancé d'un poil en envoyant les mendiants dans uneautre rue ou mieux encore, une autre commune. Individuellement on fait ce qu'on peut mais collectivement, nous avons une responsabilité, qui ne peut se résumer à fermer les yeux.

A moins d'imaginer une solution plus globale, au niveau de toute la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec la participation bénévole de notre télé de service public : la RTBF, qui s'est déjà si bien distinguée avec son « opération couvertures » (3) de l'hiver dernier, pourrait lancer une « opération paravents » avec ce beau slogan : « Cachons cette misère que nous ne saurions voir ! » Les mendiants pourraient alors vaquer à leurs misérables occupations dans nos rues, à l'abri de nos regards (et de nos portefeuilles). On pourrait même peindre les paravents en rose : l'illusion serait parfaite.

(1) http://www.rtbf.be/info/regions/detail_la-lutte-contre-les-mendiants-se-durcit-a-liege?id=7761151

ou pour l'analyse :

http://annelowenthal.wordpress.com/2012/05/09/les-mendiants-et-le-bourgmestre-socialiste/

(2) http://www.lalibre.be/actu/bruxelles/article/746678/etterbeek-quatre-mendiants-par-rue-pas-plus.html

(3) Voir sur ce site, « Une couverture en laine c'est bien, une couverture sociale c'est mieux », 17 février 2012. http://www.irenekaufer.be/index.php?option=com_content&;view=article&id=2:une-couverture-en-laine-cest-bien-une-couverture-sociale-cest-mieux&catid=1:articles-blog&Itemid=4

Mis à jour (Samedi, 30 Juin 2012 10:23)