"Te plains pas, c'est pas l'usine"

C'est un petit livre que toustes celles et ceux qui travaillent dans une association devraient lire. Car on y retrouve des questions que toute personne impliquée dans ce secteur est amenée à se poser tôt ou tard : pourquoi tant de précarité? Pourquoi tant de burn out? La professionnalisation de projets militants au départ n'a-t-elle pas perdu en « âme » et en cohérence ce qu'elle a gagné en efficacité?

Pour commencer, les autrices rappellent que les associations ne sont pas, ou pas seulement, des « collectifs » créés à partir de la base, dans une volonté d'auto-organisation qui se serait simplement professionnalisée au fil du temps. Pour beaucoup, il s'agit de compenser un désengagement de l'Etat, et plus largement des pouvoirs publics, pour une série de missions aussi indispensables que peu valorisantes : prise en charge des pauvres, des enfants en décrochage scolaire, des femmes battues, des victimes de discriminations... Il s'agit de réparer autant que possible la casse sociale. Ou au moins mettre des rustines.

En échange de cette prise en charge, les pouvoirs publics financent les associations, par des subventions mais aussi, et de plus en plus, par des «appels à projets», «appels d'offres», qui ne sont pas sans conséquences sur la situation des salarié·es de ces structures: augmentation exponentielle des tâches administratives (mes camarades qui ont rempli des montagnes de formulaires et des océans de rapports savent de quoi je parle), précarité des emplois, concurrence entre associations avec pression sur les coûts (et les salaires)... Avec un double bénéfice pour l'Etat: d'une part de sérieuses économies, les travailleur/ses de l'associatif étant moins « chers » que des fonctionnaires, et d'autre part, une forme de «pacification sociale», dans le sens d'une «canalisation des luttes».

 

Exploitation associative

Le chapitre consacré à l' «exploitation associative» est particulièrement parlant. Les exemples de contrats précaires sont spécifiques à la France, mais on peut aisément transposer au contexte belge: qu'on songe aux «Articles 60» qui permettent à des «bénéficiaires» des CPAS de vivre une expérience professionnelle durant 12 ou 18 mois, le plus souvent sans autre perspective que de retrouver... un droit au chômage. De leur côté, beaucoup d'associations ne pourraient pas fonctionner sans ces «emplois aidés», étant donné leur sous-financement, surtout pour ce qui est des subventions pérennes.

D'autres dérives sont spécifiques au secteur: l'appel au «dévouement» qui pousse parfois à ne pas compter ses heures (et surtout ne pas les faire payer), le recours parfois abusif au bénévolat, le déni des rapports de hiérarchie et de pouvoir, puisque tout le monde est censé se trouver dans le même bateau et devoir se serrer les coudes pour l'empêcher de chavirer.

Les autrices sont particulièrement sévères avec les directions et les membres du CA, soupçonné·es d'appartenir à un autre monde que les salarié·es, qui sont souvent issu·es des milieux avec lequels ils/elles travaillent, sans que cette proximité ne soit reconnue (ni surtout rémunérée) comme une forme de compétence. Les directions se feraient, avec trop de complaisance, le relais de cette idéologie de « dévouement » et tireraient de leur position des avantages économiques mais surtout symboliques, de l'ordre du prestige ou encore de la construction d'un réseau de relations, qui peuvent se révéler bien utiles pour une carrière future. Quant au CA, dont les membres ne sont pas rémunérés, «sa composition sociale n'est pas neutre : pour s'engager dans ce genre de structure sans être ayé, il faut avoir du temps et être familier de ce qu'impliquent des fonctions d'encadrement».

 

Et les bonnes pratiques ?

Certes, on peut reprocher aux autrices d'avoir construit un dossier uniquement à charge, la seule option proposée étant la solidarité entre travailleur/ses précaires et bénéficiaires, souvent plus précaires encore, contre des directions forcément complices de l'Etat. On aurait aimé trouver des exemples de bonnes pratiques (car il y en a), de contrats précaires transformés en postes fixes, de CA attentifs aux besoins des salarié·es (qu'on peut intégrer au CA pour éviter le risque de distance avec les réalités quotidiennes), de stratégies de contournement créatif des consignes officielles au bénéfice de toustes, et pas seulement de « l'association » comme concept abstrait.

Tel quel, cependant, l'ouvrage relève des pièges qu'on oublie parfois, dans le feu de l'action, même avec la meilleure volonté du monde. La conscience de ce qu'on vit, ou de ce qu'on fait vivre à d'autres, est déjà un pas pour sortir du cercle vicieux précarité-dévouement.

 

Lily Zalzett et Stella Fihn : Te plains pas, c'est pas l'usine. L'exploitation en milieu associatif. Niet ! Editions

Mis à jour (Mardi, 20 Avril 2021 09:24)