Société civile

Revenant de vacances, je découvre les débats autour de cette idée d'Ecolo : associer au pouvoir la « société civile ».

Il ne s'agit pas simplement d'écouter davantage les citoyen·nes, mieux prendre en compte leurs préoccupations, s'inspirer de leurs idées – ce qui n'est après tout que le rôle normal des élu·es ; non, si je comprends bien, il s'agit d'impliquer cette « société civile » au gouvernement, y compris en lui réservant des postes de ministres.

Je ne suis ni militante politique ni politologue, mais vue de l'extérieur, cette proposition me laisse pour le moins perplexe.


Double risque

D'abord, il me semble que les représentant·es fraîchement élu·es ne viennent pas d'une autre planète et font donc entièrement partie de cette « société civile ». Et même si on exclut les politiques et militant·es professionnel·les, on ne manque pas de « civil·es », qui ont marqué leur intérêt pour la vie politique en se présentant au suffrage de leurs compatriotes, que ce soit sur des listes « citoyennes » ou comme candidat·es d'ouverture sur des listes classiques. Il y a eu par le passé des ministres issu·es de cette « société civile », venant de l'extérieur du sérail donc, mais néanmoins lié·es à des partis. Il me semblerait curieux de confier des ministères à des personnes dont les positions n'auraient jamais été validées par une élection, et qui n'auraient par la suite aucun compte à rendre.

Ensuite, comme beaucoup d'autres l'ont déj fait remarquer, la « société civile » est une notion très vague. S'agit-il simplement de citoyen·nes non encarté·es, et qui sont en fait déchiré·es par les mêmes contradictions que le monde politique, qui n'en est qu'un des reflets ? (Pour rappel, une bonne partie de la « société civile » en Flandre a voté Vlaams Belang ou N-VA...) Ou bien de responsables de corps intermédiaires (syndicats, mutuelles, associations...), qui mettent en avant des revendications elles aussi souvent contradictoires, et entre lesquelles le rôle des politiques est justement de trancher ? Pour prendre un exemple, confier le ministère de l'emploi à un·e représentante issu·e des syndicats ou du patronat, on comprend tout de suite que ce n'est pas la même chose, et que c'est un choix éminemment... politique.

A mes yeux, vouloir nommer des ministres de la « société civile » contient un double risque.

D'un côté, si on les choisit justement pour leur engagement, le risque d'une dangereuse confusion entre « pouvoir » et « contre-pouvoirs », qui sont pourtant si précieux dans une démocratie ; à moins qu'Ecolo veuille « mouiller » l'associatif, comme le PS aurait voulu « mouiller » le PTB, histoire de se prémunir contre des critiques trop acerbes ? Mais le rôle d'un parti est bien de gouverner (éventuellement, un jour...), ce qui n'est pas le cas de l'associatif.

Mais si au contraire, on attend de ces ministres une certaine « neutralité », une gestion au nom d'un « bien commun », on ouvre un boulevard à des gouvernements d'« expert·es » qui sauraient, dans leur domaine, ce qui est « le mieux » pour tout le monde. Or ce qui fait justement l'intérêt de la politique, au-delà des petits jeux strictement politiciens, ce sont les choix à poser entre des intérêts divergents, les priorités à définir dans des budgets (forcément) restreints. Même sur des préoccupations qui semblent très largement partagées, il n'y a pas de « mesures idéales » qu'il suffirait de concrétiser : si tout humain a intérêt à « sauver la planète » pour la garder ou la rendre plus vivable, les moyens à mettre en oeuvre n'ont rien de consensuel.


Reconnaître les conflits

La « déclaration non gouvernementale » récemment proposée par une série d'associations est une initiative originale et intéressante, qui ne représente pourtant que les choix de ses signataires, certes impressionnant·es par leur nombre et leur diversité, mais sans légitimité à parler au nom de la « société civile » dans son ensemble.

Comme le remarquait récemment le sociologue Didier Eribon, la gauche a perdu la bataille des idées en rempaçant la notion de « lutte des classes » par celle du « vivre ensemble », comme s'il n'y avait plus d'intérêts divergents, voire antagonistes. Analyse qu'on peut étendre à une vision plus intersectionnelle des conflits (à commencer par l'origine ethnique et le genre, mais pas seulement). Des choix politiques où « tout le monde gagne », c'est une idée sympathique mais irréaliste et surtout, qui risque juste de figer les inégalités et les injustices, auxquelles il s'agirait seulement de « s'adapter » avec le moins de dégâts possible. Le "vivre ensemble", cela se construit, non pas en niant conflits et contradictions mais en les reconnaissant (ce qui n'implique pas de s'entretuer) et en imaginant des arbitrages - y compris quand cela implique des renversements dans les rapports de pouvoir. Ce qui s'appelle, justement... faire de la politique.

 

 

 

Mis à jour (Jeudi, 20 Juin 2019 13:58)