Une culture sans masques

C'est une histoire consternante, à plus d'un titre.

Le 25 mars dernier, à la Sorbonne (Paris) , des activistes antiracistes, soutenu·es par le syndicat étudiant UNEF, bloquent l'accès à la représentation de la pièce d'Eschyle « Les suppliantes » , mise en scène par Philippe Brunet. En cause : les actrices qui interprètent les Danaïdes formant le chœur – des Egyptiennes dans la pièce – ont le visage grimé en sombre et portent des masques cuivrés, cela étant assimilé à la pratique du blackface, dénoncé régulièrement comme une pratique raciste.

Aussitôt, les réactions virulentes pleuvent contre ce blocage. Passons sur les ripostes de la droite, dure ou molle, pour qui le racisme n'est qu'un fantasme négro-islamo-gauchiste (elle vient tout juste de découvrir l'antisémitisme, mais uniquement celui des « autres »). Les activistes se font traiter – au choix – de talibans, de staliniens, d'inquisiteurs... Plus interpellante est la réaction du milieu culturel, avec cette Tribune signée dans le Monde par des personnalités aussi honorables que la philosophe Barbara Cassin, les écrivain·es Hélène Cixous et André Markowicz, les metteur·ses en scène de théâtre Ariane Mnouchkine et Wajdi Mouawad, l'historienne Annette Wieviorka, ou encore l'autrice et journaliste Tania De Montaigne.

Que ce soit clair : en ce qui me concerne, je suis radicalement opposée à toute censure ou blocage d'une représentation culturelle, quels que soient les reproches qu'on puisse lui adresser (je n'ai pas toujours eu cette position, je l'avoue). Qu'on interpelle les organisateur·trices et les metteurs·ses en scène (ce qui a été fait dans ce cas, sans résultats), qu'on informe les spectateur·trices, qu'on fasse des tracts, des articles, qu'on boycotte ou même qu'à la fin d'une représentation on la siffle (bien qu'un tel comportement soit plutôt inefficace s'il s'agit de convaincre), cela fait partie des droits démocratiques. Mais qu'on l'empêche d'avoir lieu va à l'encontre de tout ce que je pense du rôle de la culture, qui est de bousculer, interroger, déranger plutôt que de plaire.

Mais dans ce cas-ci, la réaction des milieux culturels me paraît aussi consternante que l'action elle-même. En effet, au-delà de la question de savoir s'il s'agit ou non de blackface, c'est bien beau de défendre le métier de comédien·ne qui consiste, justement, à jouer un·e autre que soi, de « mimer à son gré, par la vivacité de ses mouvements, la fluidité de l’eau ou l’ardeur de la flamme, la férocité du lion, l’agressivité de la panthère ou les mouvements d’un arbre », à sortir d'une identité figée. C'est sûr, un homme peut jouer une femme, et l'inverse (1); un·e comédien·ne blanc·he peut jouer un personnage noir, et l'inverse. Euh... justement ? Qu'en est-il de l'inverse ?

Un livre récent dénonçait le fait que justement, « Noire n'est pas mon métier ». Seize actrices noires ou métis y racontaient, à coup d'anecdotes accablantes, les questions stupides auxquelles elles sont confrontées, les rôles stéréotypés qu'on leur propose (mamas en boubous, mère célibataire à problèmes, prostituée...), les différences de visibilité et de salaire aussi par rapport à leurs consoeurs blanches. Elles ont organisé une action spectaculaire lors du dernier festival de Cannes (sans empêcher de projection, juste en occupant les marches comme les « vedettes »).

D'autres dénoncent des Oscars et des Césars où le « blanc » règne en maître. Et je me souviens de cette comédienne noire annonçant un jour, dans une réunion, qu'elle était heureuse parce que pour la première fois, on lui avait proposé un rôle qui n'était pas spécifié explicitement comme celui d'un personnage « non blanc »...

Or, de tout cela, pas un mot dans les critiques virulentes de l'action à la Sorbonne. Certes, Eschyle n'y est pour rien, et le metteur en scène Philippe Brunet peut-être non plus. Mais lorsqu'on se targue de défendre la culture en ce qu'elle contribue à construire notre regard sur le monde, on ne peut pas faire semblant, sous prétexte de ne pas les « figer dans une indentité », que les individus qui y travaillent n'ont ni genre, ni origine, ni couleur, ne subissent ni discriminations ni rapports de domination, et que la « liberté d'expression » flotte dans un air pur que seules les protestations de quelques talibans staliniens moyenâgeux viendraient polluer. La culture elle-même devrait apprendre à enlever le masque qui l'empêche de voir.


(1) Une contoverse qui en rappelle d'autres, comme cele autour de "Slav" au Québec l'été dernier

(2) Récemment, Chrisine Delmotte a monté une pièce d'Elfride Jelinek en faisant jouer les rôles, y comrpis masculins, par des comédiennes. C'était aussi troublant que rare.

Mis à jour (Mardi, 16 Avril 2019 09:48)