Le FOREM qui cache la forêt

 

 

L'affiche représente une petite fille, bigoudis sur la tête et torchon à la main, avec ce slogan : « Osez réaliser vos rêves... Devenez auxiliaire de ménage ». Parue dans un journal local de Tournai, elle est tellement caricaturale que beaucoup ont cru à un gag.

Hélas, ce n'en est pas un, mais une annonce très sérieuse, estampillée par le FOREM, l'agence wallonne pour l'emploi.

Les réactions n'ont pas tardé, depuis les indignations sur le thème « vous savez qu'on est au XXIe siècle ? » jusqu'aux caricatures les plus sarcastiques, proposant des formations de djihadiste, de journaliste chez SudPresse ou pire... d'"auxiliaire" du FOREM (au service comm', qui en a bien besoin). Les médias les plus classiques se sont gaussés à leur tour, consacrant parfois même leur Une au sujet, honneur rare pour un sujet comme le sexisme (surtout quand il ne vient pas d'"ailleurs"...) A son tour, le FOREM a dû reconnaître une "maladresse" et présenter de piteuses excuses. Que voulez-vous, c'était les vacances, et ces jeunes créatifs en ont profité pour laisser gambader leur imagination...

Mais une fois que cette affiche a été dénoncée, on peut avoir l'impression d'avoir tout dit, et on n'a rien dit.

 

Car il ne s'agit évidemment pas, comme l'ont fait certain/e/s avec une bonne dose de mépris, de contester le sens du travail de ces "auxiliaires de ménage" - appellation grotesque, soit dit en passant : auxiliaires de qui ? Des femmes qui font ce travail gratuitement mais ont parfois besoin d'une "aide" qu'elles ne trouvent pas auprès de leur compagnon ? Nettoyer, laver, repasser, c'est certainement plus utile que bien d'autres métiers, mieux valorisés, comme par exemple (au hasard) celui de créatif au FOREM... Le problème, c'est que ces "auxiliaires" font un travail peu considéré, dans des conditions précaires, à temps partiel et un salaire partiel insuffisant pour assurer une indépendance financière, avec de nombreux trajets qui ne sont pas pris en compte comme temps de travail, dans un système de titres-services qui coûte cher à la collectivité au profit d'une part d'entreprises souvent marchandes, parfois d'intérim (les entreprises sociales offrent de meilleures conditions et ne font, du coup, guère de bénéfices) et d'autre part, de personnes et familles qui pourraient très bien se payer ce service elles-mêmes ; avec les mêmes sommes, on pourrait créer des emplois stables d'aides ménagères et familiales (eh oui, ça se dit au féminin), au profit de personnes qui ont réellement besoin et de l'aide, et du soutien financier.

Certes, le système des TS a permis à des femmes de (re)trouver un emploi et de sortir ces activités du travail au noir : mais si certaines en sont contentes, ou soulagées, ce métier, avec ce statut, peut-il faire "rêver" ? Laissons les petites filles rêver de devenir astronautes, ou scientifiques, ou pompières ou même, allez, stars ou princesses, mais comment oser les pousser à se rêver ménagères ? (celles qui en rêvent vraiment auraint d'ailleurs largement l'occasion d'exercer leur vocation en bénévolat à la maison).

Elles pourraient aussi, d'ailleurs, rêver d'investir en pionnières des métiers manuels où elles sont encore peu présentes, mais pour ça, il ne faut pas compter sur le FOREM : en effet, si les autres affiches de la campagne ont fait moins de bruit (et n'ont pas fait l'objet d'excuses), elles ne sont pas moins sexistes : on y propose de devenir maçon, dessinateur ou chauffagiste... le tout uniquement au masculin.

Enfin, l'indignation unanime autour de cette affiche a quelque chose du déni : il s'agirait d'un "dérapage", d'un gros méchant nuage noir dans un ciel d'habitude si bleu. Il n'est pas inutile de rappeler que dans le monde professionnel, les femmes se heurtent toujours aux inégalités de salaire, au plafond de verre et au plancher collant, au harcèlement sexuel sur les lieux de travail, à une concentration dans un nombre limité de métiers – les moins valorisés et les moins payés, même si, pour certains, les plus utiles socialement.

Bref, il ne faudrait pas que la stupide affiche du Forem cache la forêt des inégalités ou de la précarité au travail.

 

 

PS : L'hebdo Moustique se demandant si en matière de sexisme, on "n'en fait pas trop" (n° du 14-21 janvier, p. 6, article non signé), je leur ai répondu ceci :

Bonjour,

En tant que représentante de ces « professionnels de la bonne conscience » que vous fustigez dans votre dernier numéro (1), je me permets de m'adresser à vous, « professionnels du mansplaning », qui illustrez magnifiquement cette spécialité injustement méconnue.

Qu'est-ce que le « mansplaning », ou en français, « mecsplication » ? C'est la manie de certains mecs de vouloir à tout prix expliquer aux femmes en général, et aux féministes en particulier, de quoi elles devraient s'indigner, quelles luttes elles devraient mener et en privilégiant quel type d'actions.

Dénoncent-elles des publicités sexistes ? Elles feraient mieux de s'intéresser aux inégalités dans le monde du travail. Montrent-elles du doigt le fossé salarial, le plafond de verre, le plancher collant qui maintient tant de femmes aux fonctions et aux rémunérations les plus basses ? On leur reproche leur manque d'empathie envers les Pakistanaises ou les Iraniennes. S'en prennent-elles aux harceleurs de rue, aux tyrans domestiques ? On se hâte de leur rappeler qu'elles ont bien de la chance à côté de ce qui se passe en Syrie.

Quel que soit le sujet, il y a toujours un « plus » ou un « ailleurs », d'autres priorités que les hommes connaissent mieux, des « vrais problèmes » qu'eux, ils ont si bien compris, même si on ne les voit que rarement dans ces luttes-là, bien que jugées « plus importantes ».

On me dira que l'article n'est pas signé, que rien n'indique que son auteur soit un homme. Mais comme il y a 98% de chances qu'une « auxiliaire de ménage » soit de sexe féminin, autant il y a de chances qu'un « mecsplicateur » soit de sexe masculin. Même si dans les deux cas, il y a des exceptions.

Pour revenir à cette pub du Forem, il faut vraiment être borné pour ne pas voir comment, en s'alignant sur les stéréotypes de genre, elle contribue justement à renforcer ces inégalités que l'article prétend dénoncer par ailleurs, que ce soit la prise en charge des tâches domestiques ou la sous-représentation de femmes aux postes de responsabilité. Qu'un organisme public se permette de faire « rêver » les petites filles au ménage, et les petits garçons aux postes (mieux rémunérés par ailleurs) de maçon ou de dessinateur, voilà qui en dit long sur le sexisme plus ou moins conscient présent au Forem (que sa directirce soit une femme n'y change rien). Que Moustique se permette ce genre d'article en dit long sur la prétention de vouloir donner des leçons à celles qui se battent tous les jours, et dans tous les domaines.

(1) Sexisme en fait-on trop ?, p. 6

Mis à jour (Samedi, 14 Janvier 2017 10:03)