Voyage en Palestine

 

Du 28 octobre au 4 novembre 2011, j'ai participé à un voyage en Palestine. Savoir est une chose, voir, entendre, sentir en est une autre. Durant les semaines qui ont suivi mon retour, j'ai noté ce que j'ai vu, entendu, vécu. Aujourd'hui que la tension monte à nouveau dans la région, je republie les cinq épisodes de mon compte-rendu.

Je ne prétends pas à une quelconque objectivité, ni à apporter des réponses sur une réalité d'une grande complexité. Rien de plus qu'un témoignage d'une personne particulière, à un moment particulier.

 

1. Du Mur des Lamentations au Mur lamentable (Jérusalem-Bethleem-Qalqilya)

2. Réfugié/e/s pour la vie (Dheisheh, Aïda, Jénine)

3. La culture comme résistance (Aïda, Jenine)

4. Attention, colons méchants ! (Wadi Foukin, Jérusalem, Hébron, Archipel de Palestine)

5. En guise de conclusion...






1. Du Mur des Lamentations au Mur lamentable (Jérusalem-Bethleem-Qalqilya)

Il court tout le long des routes, serpente sur les collines, coupe des villages en deux, enclave des maisons, isole et humilie : en Israël, le Mur de la Honte est bien plus visible, plus concret et plus significatif que le Mur des Lamentations.

700 km de long de « barrière de sécurité », dont une partie en béton surmonté de barbelés, érigée sous prétexte d'éviter les attentats suicide. Mais aussi - surtout ? - une façon de faire disparaître l'autre, le couper de ses terres et de l'accès à l'eau. Car la barrière ne se contente pas de suivre la « ligne verte », frontière reconnue par la communauté internationale ; elle empiète largement sur le territoire palestinien et va même jusqu'à encercler complètement une ville comme Qalqilya, 50 000 habitants coincés et coupés de leurs champs, dans l'une des régions les plus fertiles de Palestine.

Un seul point de passage pour les véhicules, qu'Israël peut bloquer à sa guise. Quant au check-point pour les piétons, la tension y est palpable, bien que l'on soit arrivés à une période plutôt calme. « No pictures ! » nous lance par haut-parleur une voix courroucée, tandis que les Palestiniens qui attendent de passer nous demandent de partir, notre présence rendant leur situation plus difficile. Des syndicalistes belges ont aménagé le passage en installant un lieu couvert et des toilettes, car les files et l'attente peuvent être longues.

Ici comme en beaucoup d'autres endroits, la gestion du check-point est sous-traitée à des compagnies de sécurité privées. C'est tout juste si notre guide, responsable aux relations internationales à la mairie, ne regrette pas le bon vieux temps de l'armée : avec l'officier, en cas de problèmes, on pouvait essayer de trouver des solutions. Rien de tels avec les « privés ». Avec eux, pas de quartier, le règlement ne connaît pas d'exceptions, sinon celles de leur propre arbitraire.

Le guide nous emmène vers l'un des coins du mur, situé juste à côté d'une école. Quelle horrible expérience quotidienne pour les enfants ! D'ici part aussi un boulevard qui auparavant, reliait Qalqilya à son environnement. Aujourd'hui ce boulevard est mort. Entre les rares voitures, on voit passer un attelage à cheval et un homme qui apprend à sa petite fille à rouler à vélo. Mais cela n'a rien de bucolique : ici, une ville est en train d'être asphyxiée.

Longer le mur sur des kilomètres donne une sensation d'étouffement.

Que dire alors des habitants de Bethléem et notamment de ceux qui habitent le long du mur ? Une maison en particulier, autrefois bien située sur la route vers Jérusalem, est désormais enfermée au bout d'une impasse qui ne mène nulle part et où l'eau s'accumule rapidement en cas de pluie, formant une mare peu ragoûtante, le mur bloquant toute évacuation. Celle qui tient le commerce propose des objets artisanaux et aussi des chambres d'hôtes avec petit déjeuner biologique. Mais il faut avoir l'esprit militant bien accroché pour loger là, et se réveiller le nez dans le mur...

Le mur court ensuite sur les collines et bloque l'accès vers Jérusalem. Les Palestiniens qui n'ont pas les bons papiers n'ont pas le droit de le franchir. On peut passer à pied, genre contrôle d'aéroport avec obligation d'ôter ses chaussures, sauf qu'ici, il n'y a pas de rapport humain, seulement une voix passant par un haut-parleur et un tourniquet où on passe un par un. Quant au bus qui relie Bethléem à Jérusalem, il doit aussi s'arrêter au check-point pour un contrôle d'identité : on voit monter des gardes lourdement armés et les hommes jeunes (moins de 45 ans) doivent descendre et passent à pied. Même si, avec nos passeports belges et nos têtes de touristes innocents, nous n'avons pas subi les mêmes contrôles soupçonneux que ceux que vivent quotidiennement les Palestiniens, c'est une expérience désagréable.

Pourtant, ce mur-là ne retentit guère de lamentations. Il accueille des slogans, des dessins, des peintures dont certaines sont de vraies oeuvres d'art. Elles appellent surtout à la paix et imaginent mille façons de traverser ce maudit mur, que ce soit par le saut à la perche, l'envoi vers le ciel des cerfs-volants multicolores ou la charge d'un rhinocéros faisant exploser le béton... Certains commerçants s'en servent pour indiquer le chemin de leur boutique, un restaurateur a choisi d'y afficher son menu.. L'imagination pallie le manque de liberté. Le tenancier d'une boutique de souvenirs propose même une bombe de peinture aux passants pour laisser la trace de sa propre colère.

Mais la palme de l'imagination est l'oeuvre des Israéliens eux-mêmes : à l'entrée du check-point, où tous seront arrêtés, certains fouillés et d'autres empêchés de passer, un grand panneau proclame en trois langues : « Welcome in Jerusalem ». Bienvenue chez les cyniques...


 

2. Réfugié/e/s pour la vie (Dheisheh, Aïda, Jénine)

Au-dessus du portique d'entrée du camp de Aïda, on aperçoit le symbole même du destin palestinien : une clé géante. Beaucoup de réfugiés ont gardé la seule chose qui leur reste des maisons dont ils ont été chassés, cette clé dérisoire qui n'ouvre plus aucune porte. Car la maison est désormais habitée par d'autres, à moins qu'elle ait détruite, remplacée par un immeuble moderne ; mais tout l'espoir palestinien semble tenir dans cette clé.

Nous avons visité trois de ces camps de réfugiés, dont deux aux portes de Bethléem. En période calme, ils ne se distinguent guère de leur environnement. Mais dès que la tension monte, Israël peut les boucler, multiplier les incursions, imposer le couvre-feu, couper l'eau, organiser fouilles et contrôles... Si l'entrée du camp de Dheisheh en car ne nous pose aucun problème, nous découvrons vite qu'il n'en est pas toujours ainsi : on peut encore voir le tourniquet qui était le seul accès d'entrée ou de sortie lors de la deuxième Intifada. Si l'on rentrait après l'heure du couvre-feu, on restait dehors et le lendemain, en rentrant, il fallait se justifier.

En 1952, lors de l'établissement du camp par l'ONU, 4 300 réfugiés ont trouvé ici un abri sous tente. Aujourd'hui, les maisons sont en dur ; 13 000 personnes s'entassent sur moins d'un km². Comme le camp ne peut s'étendre horizontalement, il pousse en hauteur. Bien sûr, certains habitants pourraient quitter le camp, aller s'installer ailleurs. Mais cela reviendrait à perdre son statut de réfugié, donc l'aide de l'UNWRA (l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens) qui assure les soins de santé, l’éducation et la fourniture de denrées de base ; cela signifierait aussi, symboliquement, renoncer à cet espoir de rentrer un jour « chez soi ». 

Vivre des aides de  l'ONU n'est pas vraiment un choix. Les emplois sont rares et le Mur n'a rien arrangé : il devient plus difficile d'aller travailler en Israël. Aussi, parfois, n'importe quel travail est bon à prendre : le Mur lui-même a été construit par... des ouvriers palestiniens. C'était ça ou ne pas avoir de quoi nourrir sa famille. On imagine l'humiliation de devoir collaborer ainsi à son propre enfermement.

A Dheisheh, on s'oriente pas « quartiers », correspondant aux villages d'origine dont les réfugiés ont été chassés en 1948, lors de la création de l'Etat d'Israël. Lors de leurs incursions, les soldats israéliens se perdaient dans les ruelles tortueuses : aussi ils ont « baptisé » les rues, par des noms inscrits à même les murs. Effacer l'un de ces noms valait six mois de prison. Dheisheh a la réputation d'être un camp d'activistes, et un grand nombre de ses habitants ont connu ou connaissent encore les prisons israéliennes. Lors de la récente libération de prisonniers palestiniens en échange du soldat israélien Gilad Shalit, quatre habitants de Dheisheh ont retrouvé la liberté, mais trois d'entre eux n'ont pas eu le droit de revenir chez eux. Ils ont été exilés à Gaza.

Au Nord de la Palestine, le camp de Jenine est entré dans l'histoire pour la répression brutale qu'il a subi lors de l'opération « Rempart » en 2002. Tout était détruit, ravagé. Aujourd'hui les rues sont reconstruites, grâce à l'aide des Emirats arabes ; elles ont été élargies, sur ordre d'Israël, pour laisser le passage aux tanks. Comme souvent lors de nos déplacements, nous sommes entourés d'enfants – des garçons surtout – dont certains demandent de l'argent, d'autres essaient de nous vendre quelque chose ou veulent simplement se faire prendre en photo. Quelques-uns, bien que rares, sont menaçants. Il est arrivé deux ou trois fois que des gamins, très jeunes, nous lancent des cailloux : des adultes intervenaient aussitôt. On peut penser – et certains membres du groupe l'ont ressenti ainsi - qu'un tel voyage a un côté « voyeur » : mais beaucoup de Palestiniens nous souhaitaient la bienvenue, nous offraient du café et insistaient sur leur demande pour qu'on vienne les voir, les écouter, pour témoigner ensuite. Surtout ne pas les oublier.

Les traces de la guerre et de la répression sont omniprésentes, avec les photos ou des dessins des morts et des prisonniers à chaque coin de rue. A Jenine, notre guide nous arrête devant la maison d'un « martyr » : cet habitant a, paraît-il, réussi à attirer 13 soldats israéliens avant de se faire sauter avec eux. Sans avoir ni sympathie ni indulgence pour les martyrologies de tout poil – qui ne peuvent qu'accoucher d'un peu plus de haine et de violence – on est pourtant saisie par cette sorte de fierté désespérée qui nous dit : ici, on ne s'est pas laissé faire. Il faut cependant remarquer que parmi les nombreuses peintures et dessins (pour les textes, je n'en sais rien, ne pouvant lire l'arabe), j'ai perçu très peu de haine, justement. Des messages de paix, de l'espoir, de l'humour parfois , oui; et aussi une détermination sans faille. Ainsi cette fresque d'un homme qui écrit sur un mur : « La Palestine est mon pays ». On lui lie les mains. Ne pouvant plus écrire, il crie : « La Palestine est mon pays ». On lui colle un sparadrap sur la bouche. Sur le dessin suivant, il ne peut plus que penser : « La Palestine est mon pays ». C'est déjà trop : il est tué. Aussitôt un autre prend sa place...

Dans les camps comme sur le Mur, c'est tout une histoire qui s'écrit. Mais dans ces camps de réfugiés, la culture, et notamment le théâtre, jouent un rôle essentiel pour permettre aux habitants, et surtout aux plus jeunes, de tenir debout. Ce sera l'objet d'un prochain article, mais déjà, j'insiste sur la volonté des animateurs/trices, maintes fois répétée, d'impliquer aussi les filles. Ainsi à Aïda, elles font de la danse, du théâtre, de la broderie... mais elles ont constitué aussi une équipe de foot.



3. La culture comme résistance (Aïda, Jenine)

« Demain sera meilleur qu'aujourd'hui ». Debout devant un drapeau palestinien, Abdelfattah Abusrour revient sans cesse à sa phrase fétiche, comme le refrein d'une chanson. Ce qui pourrait passer pour de l'auto-persuasion, s'il se contentait de le répéter, est pour lui une ambition : demain sera meilleur parce que tout est fait pour qu'il en soit ainsi.

Nous sommes dans le centre culturel Al Rowwad (« Les pionniers ») du camp de réfugiés de Aïda (1). Son coordinateur a fait ses études en France, mais une fois son diplôme obtenu, il est revenu ici, comme c'est le cas de nombreux interlocuteurs rencontrés au cours de ce voyage. Il a abandonné la biologie pour le théâtre car pour lui, la culture est une forme de résistance. Sa fierté : qu'aucun des jeunes qui ont participé à l'un des programmes du centre n'ait été tué.

Entre deux tirades de Cyrano de Bergerac, il nous montre un film nous qui retrace l'histoire et les activités de son projet : les ateliers de danse, de photo, de vidéo – où les filles sont présentes à côté des garçons ; l'équipe de foot féminine aussi, à côté des activités de broderie (et là, pas de garçons, mais il n'en va pas autrement chez nous...)

Ensuite, nous avons droit à un court spectacle de danse présenté par un groupe de garçons et de filles - l'une voilée, les autres pas. Autant que le spectacle lui-même, ce qui fait plaisir à voir, ce sont les visages de ces jeunes, dont la vie ne doit pas être drôle tous les jours : concentrés, sereins, souriants, heureux. Certains ont déjà eu l'occasion d'aller se produire en Europe : on imagine ce que cela peut représenter pour des jeunes qui n'ont pas le droit de se rendre à Jérusalem, pourtant tout proche, ni de retourner dans le village dont leurs parents sont orginaires. Oui, Abdelfattah Abusrour a raison : demain ne peut être que meilleur.

Autre camp, autre projet, le Freedom Theatre de Jenine. Fondé par une militante israélienne, Arna Mer-Khamis, il a été repris par son fils Juliano. En avril 2011, alors qu'il sortait de son théâtre, Juliano a été abattu en pleine rue. Jusqu'à aujourd'hui on ne connaît pas ses assassins et selon sa collaboratrice Rawand Arqawi, ni les Israéliens, ni les Palestiniens n'ont vraiment envie de savoir la vérité.

Dans un contexte de peurs, de traumatismes - rappelons-le, Jenine fut en 2002 victime d'une répression très dure de la part des Israéliens - le Freedom Theatre veut offrir aux jeunes « un espace où ils peuvent s'exprimer, explorer leur créativité et leurs émotions par le biais de l'art ». Les spectacles préparés ici sont ambitieux : on peut voir des extraits de "En attendant Godot" (2). Là encore, un film retrace l'histoire du projet et les activités. On y entend un jeune garçon affirmer : « Moi, je rêvais d'être martyr. Aujourd'hui je veux être acteur et mourir de mort naturelle ». Une jeune fille : « Ici, les filles passent de la maison du père à la cuisine du mari. Je serai une actrice célèbre. Je ne finirai pas dans la cuisine ! » Toutes et tous ne seront peut-être pas célèbres, mais ils ne finiront probablement ni en martyr, ni dans la cuisine du mari.

Tout le monde ne voit pas d'un bon oeil ces activités, et notamment la mixité. Des parents ont tenté de s'opposer à ce que leur fille fréquente le théâtre. Il y a eu des pressions, que Rawand évoque discrètement. Mais le théâtre n'a pas cédé et le projet continue de se développer, malgré la disparition de Juliano. Car la culture n'est pas seulement une forme de résistance à l'occupation israélienne, elle permet aussi d'affronter sa propre société, ses tabous, ses pesanteurs et ses injustices.

 

(1) Plus d'infos sur Al Rowwad : http://www.amis-alrowwad.org/spip.php?rubrique5

(2) Plus d'infos sur le Freedom Theatre : http://www.thefreedomtheatre.org/

 


4. Attention, colons méchants ! (Wadi Foukin, Jérusalem, Hébron, Archipel de Palestine)

Impossible de les louper, en roulant à travers la Palestine : perchées sur des collines, souvent entourées de murs ou de barbelés (made in Bekaert, merci la Belgique), reconnaissables à leurs toits rouges (pour les signaler aux avions israéliens, qui peuvent ainsi les épargner en cas de bombardements), voici les colonies de peuplement qui transforment la Palestine en un véritable gruyère, un « archipel » comme le montre la carte du Monde Diplomatique (1), rendant la création d'un Etat palestinien difficilement imaginable. Les Belges doivent comprendre ça, eux qui se sont écharpés autour de l'absence de continuité territoriale entre Bruxelles et la Wallonie... En Palestine, la continuité territoriale, ça n'existe pas. A cause du Mur et des colonies, des trajets qui prenaient 5 minutes à pied demandent désormais 20 minutes en voiture...

Autres signes distinctifs, l'absence de minarets, bien sûr, mais aussi de citernes sur le toit. Contrairement aux villages palestiniens, les colonies ne craignent pas qu'Israël leur coupe l'eau.

Au moment où nous étions sur place, l'UNESCO venait de reconnaître la Palestine ; en « représailles », Israël annonçait la création de 2000 nouveaux logements dans les colonies. Mais Israël n'a pas besoin de ce genre de prétexte : même pendant les pourparlers de paix, la colonisation n'a jamais cessé.

Nos interlocuteurs palestiniens comme israéliens nous ont assuré que la majorité des colons ne sont pas des idéologues du « grand Israël » mais des « occupants économiques », qui trouvent là des logements à bon marché et faciles d'accès qui manquent cruellement ailleurs. Même s'il faut vivre en milieu hostile, protégés par l'armée et les clôtures. En dehors même de ce que cela implique en termes d'impossibilité de paix, il y a quelque chose de glaçant dans cette façon, pour les descendants des déportés, de s'enfermer eux-mêmes dans des ghettos. Je ne pouvais m'empêcher de penser : est-ce que ce peuple juif n'a pas vu assez de barbelés, dans son histoire, pour éviter de s'y enfermer de son propre gré ?

Le manque de logements a été à la base du mouvement des "Indignés" israéliens qui n'ont, curieusement, guère fait le rapprochement entre leurs problèmes sociaux et le coût de l'occupation militaire - et de ces colonies, précisément... 

Mais les colons « idéologiques » existent aussi, et on a pu en mesurer les dégâts. Nous en avons observé à Wadi Foukin, où habite la famille de l'un de nos guides (nous avons le luxe d'en avoir deux, car l'un en peut pas entrer dans Jérusalem et l'autre... ne peut pas en sortir). Juste au-dessus du village, à quelques dizaines de mètres de l'école, il y a une colonie en plein développement. Pendant longtemps, elle déversait ses eaux usées dans les champs de Wadi Foukin, cultivés comme il y a 2000 ans - donc des produits « bio » même s'ils n'en ont pas le label. Il a fallu l'intervention de militants israéliens de la ville voisine de Tsur Hadassah pour faire cesser ces déversements, qui n'arrivent plus, nous explique notre guide, qu'une fois par mois environ. Ce qui nous paraît insupportable (déverser ses eaux usées dans le champ du voisin) est présenté ici presque comme une victoire.

Mais il y a plus méchant encore. Dans certains quartiers de Jérusalem, les colons ne se contentent pas de s'installer à côté des Palestiniens, ils viennent sous des prétextes divers les chasser de leurs maisons. C'est d'autant plus écoeurant que la plupart de ces habitants sont venus ici en quittant les camps des réfugiés et toutes les aides qui y étaient liées (voir article précédent). Et voilà que maintenant, sous des prétextes divers – des fouilles archéologiques révélant un pan d'histoire juive à valoriser, comme à Silwan, ou des titres de propriété bidon comme à Sheikh Jarra...- , on les chasse de leurs maisons, en n'hésitant pas à lâcher de chiens sur les enfants. L'un de ces colons, apercevant nos appareils, vient poser pour la photo. Puis il rentre dans la maison et en ressort avec un drapeau israélien, pour indiquer : « ici, c'est chez nous ! » avec la plus grande arrogance. Sur un mur, un slogan invite la gauche à aller se faire voir.

Il faut tout de même noter qu'à Sheikh Jarra commer à Wadi Foukin, les Palestiniens peuvent compter sur le soutien de militants israéliens, même s'ils sont très minoritaires. A Sheikh Jarra, nous avons participé au rassemblement qui se tient tous les vendredis face à la rue des colons, au bord d'une route très fréquentée. Certains automobilistes klaxonnent en faisant le signe de la victoire, d'autres lancent des regards et des gestes hostiles. Parmi les manifestants, Palestiniens et Israéliens sont unis.

Mais le pire restait encore à découvrir, et cela se passe à Hébron. Ici, les colons se sont installés en pleine ville, la coupant en deux. On a vu des choses incroyables. Des gens qui doivent rentrer chez eux par la fenêtre, grâce à une échelle à l'arrière de leur maison, parce que l'avant leur est interdit. Un quartier entier détruit, aux rues murées, les rares habitants qui restent devant placer des grilles aux fenêtres pour les protéger des jets de pierres. Une rue divisée en deux par un muret, aussi dérisoire qu'effarant, un côté réservé aux Palestiniens, l'autre aux Israéliens. Et on ne rigole pas : une jeune garçon qui le franchit pour tenter de nous vendre quelques babioles est aussitôt interpellé par un soldat et collé contre le mur.

Et puis, il y a l'ancienne rue principale, un spectacle de désolation : toutes les échoppes fermées, – une étoile de David ornant certaines devantures. On aurait envie de rappeler à ces fanatiques que les étoiles de David sur des portes de magasin, c'est ce qu'on pouvait voir en Allemagne dans les années 30 comme « marquage » infâmant des magasins juifs... Quelle honte que de reprendre cela à son compte !

Et puis il y a le souk, ou ce qui en reste. Les colons sont juste au-dessus. Ils ont pris l'habitude de balancer des pierres, de vider leurs poubelles, si bien que les Palestiniens ont dû installer un grillage pour se protéger. Les colons ont alors imaginé de lancer des sachets en plastique avec de l'urine... Comment imaginer une coexistence possible ? Des panneaux rappellent qu'en 1929, 67 Juifs installés à Hebron ont été massacrés par la population. Mais ils omettent de rappeler qu'en 1994, un certain Baruch Goldstein a pénétré dans le Caveau des Patriarches, a tué 29 musulmans en prière et blessé plus de cent autres, avant de suicider. Chez les colons, il est toujours considéré comme un héros, et sa tombe est devenue un lieu de pèlerinage pour des extrémistes israéliens.

Et pourtant Hebron vit, ou tente de le faire. On passe un checkpoint et nous voici dans une ville grouillante de vie, de monde, de magasins, une ville presque comme les autres. L'Alliance France-Hébron donne des cours de français - et en profite pour nourrir ses apprenant/e/s... -, tente d'éduquer les jeunes au respect de l'environnement et des richesses archéologiques de la ville, de développer un tourisme alternatif en formant des guides pour les touristes : surtout des jeunes filles car les jeunes garçons subissent vraiment trop de contrôles, de fouilles, pour pouvoir travailler en paix. Notre propre guide se fera arrêter et confisquer ses papiers et l'un d'entre nous, qui n'a sans doute pas suffisamment une tête de touriste, se fera contrôler à son tour...

Et puis au-dessus d'une rue où déboulent trois soldats lourdement armés, un bref miracle : un jardin d'enfants avec balançoire et mini potager, comme une brève respiration, la fierté de l'Alliance France-Hébron. Une goutte d'eau fraîche dans une océan de violences et d'humiliations...

(1) http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-04-30-L-archipel-de-Palestine-orientale


 

 

5. En guise de conclusion...

Me voici arrivée au bout de ce reportage. Avant de quitter la Palestine – momentanément sans doute – j'aimerais encore terminer par quelques remarques.

D'abord, bien sûr, en évoquant ce qui m'a frappée en tant que militante féministe, attentive à la situation et aux luttes des femmes.

Le premier constat, évident dès le premier jour et présent tout au long du voyage, est l'omniprésence du foulard. Mais le deuxième constat, c'est... l'absence de pertinence du premier constat.

Sans être obsédée par l'importance du port ou non du foulard comme le sont certaines féministes (et certains qui ne se découvrent féministes que sur ce sujet...), j'ai été assez intriguée pour interroger nos interlocutrices, en foulard ou non, palestiniennes ou étrangères. Et très vite, je me suis rendu compte à quel point cette question leur paraissait sans intérêt. Le poids des conservatismes, oui ; les problèmes de mixité dans les activités culturelles et scolaires, oui ; la violence contre les femmes, oui, on pouvait en parler. Mais sur le port du du foulard, non, il n'y avait pas grand chose à dire. A Qalqilya, l'une de nos guides marchait les cheveux au vent ; des membres du groupe qui l'avaient rencontrée il y a six mois nous ont dit qu'à l'époque elle était voilée. Dans le camp de réfugiés de Deisheh, le spectacle de danse qui nous a été offert réunissait garçons et filles, une mixité (y compris dans les contacts physiques) apparemment sans rapport avec le fait de se couvrir ou non les cheveux...

Ce foulard, il saute aux yeux aussi à l'Université de BirZeit, surplombant Ramallah : une majorité de filles, la plupart portant un foulard souvent coloré et élégant. C'est moi, avec ma casquette pour me protéger du soleil, qui me sentais quelque peu déplacée sinon grotesque...

Mais ce qui frappe aussi, à BirZeit, c'est la séparation entre garçons et filles. Nous sommes arrivés à midi, les jeunes étaient dehors, en train de manger, de discuter, de rire. Impression saisissante : c'est comme s'il y avait des bancs, des pans de murs et des bouts de pelsouse marqués « filles » et d'autres marqués « garçons ». Pourtant, interrogée là-dessus, l'étudiante qui nous guide semble sincèrement étonnée et nous dit que non, il n'existe pas de séparation, seulement des affinités personnelles. Là, l'aveuglement est flagrant.

D'autant plus étrange que l'exposition en cours dans le centre culturel de l'Université est consacrée, précisément, à l'image des femmes palestiniennes dans l'art. On peut y voir, par exemple, une artiste qui s'est photographiée avec et sans voile : étrange effet. Un portrait de Leila Khaled, la première femme impliquée dans un détournement d'avion en 1976 - et l'une des rares, aussi, dont on retrouve le portrait parmi les héros et martyrs sur les murs des villes - portrait réalisé à l'aide de tubes de rouge à lèvres. Ou encore, la photo saisissante de la « Pénélope palestinienne » : une femme qui tricote au milieu des ruines d'une maison.

A Hébron, notre guide a évoqué rapidement les violences faites aux femmes – dans une société sans cesse soumise aux violences, il est hélas prévisible que les femmes (et les enfants) trinquent encore plus que dans nos sociétés apaisées.

Ce qui suggère le parallèle avec la société israélienne qui elle aussi, vit dans la familiarité, sinon le culte, d'une certaine violence. Dans le cadre de l'opération « Breaking the silence » (1), la militante féministe Shir Givoni de l'association New Profile (2) a présenté les effets, très parlants eux aussi, de la militarisation sur la société civile. Par exemple, ce manuel scolaire pour apprendre à compter... avec des chars, des drapeaux et des avions de combat. Ou cette publicité pour des pâtisseries qui exaltent le rôle de la mère accueillant le retour de son fils combattant. En Israël, filles et garçons font leur service militaire ; mais derrière ces apparences égalitaires – l'égalité par la violence, est-ce vraiment l'égalité ?- il y a la différence des fonctions – les femmes apportant le côté « domestique » dans les bases militaires – et les violences tues, comme le harcèlement sexuel à l'armée. Les images de propagande exaltant les joies de l'armée, destinées aux jeunes hommes, n'hésitent pas d'ailleurs à suggérer le parallèle entre puissance militaire et puissance sexuelle, les femmes n'étant pas plus valorisées que les chars (et même plutôt moins).

Retour sur la Palestine. Retour vers l'Europe, qui finance l'autorité palestinienne tout en restant si frileuse quand il s'agit de reconnaître un peuple, un Etat. Ce qui rejoint une impression générale de ce voyage : on a vu des intiatives co-financées en matière culturelle, des routes « offertes par le peuple américain », toutes sortes de projets, petits et grands, qui bénéficient de l'aide d'ONG occidentales. Et l'on se dit que ce peuple volontaire, déterminé, aurait moins besoin d'être aidé s'il était davantage soutenu.

 

(1) www.breakingthesilence.org.il

(2) www.newprofile.org

 

Mis à jour (Vendredi, 04 Juillet 2014 08:10)