Liaisons dangereuses

 

Autrefois, j'étais laïque. D'une laïcité paisible, ouverte, joyeuse, carrément mécréante parfois, me moquant de dieu comme de tous ses saints, commettant une parodie des évangiles ou des chansons où je suggérais à Marie d'aller avorter à Amsterdam pour éviter à son futur môme de provoquer les catastrophes que l'on sait. J'étais juive, mais pas du tout casher. Et si je ne m'en prenais pas à l'islam, c'est tout simplement parce qu'il m'était totalement étranger.

Jamais je n'aurais pensé qu'un jour, je ferais de la lutte contre l'interdiction du foulard à l'école et au travail un des axes de mon militantisme. Certain/e/s diront que c'est parce que j'ai changé. Sans doute, un peu, mais je leur répondrai que c'est surtout le monde autour de moi qui a changé.

Autrefois, j'étais aussi syndicaliste. Pendant 25 ans, dans mon entreprise et bien au-delà, je me suis battue pour plus d'égalité, pour améliorer la situation d'abord des plus vulnérables, les intérimaires, les CDD, les temps partielles (je le mets exprès au féminin), et aussi ces jeunes « issu/e/s de l'immigration » - éternellement issu/e/s de l'immigration - et qui étaient cantonné/e/s dans des emplois de magasinier ou de caissière (là aussi, le masculin et le féminin sont volontaires), malgré leurs qualités personnelles et parfois même leurs diplômes. J'ai défendu autant que j'ai pu mes collègues qui risquaient de perdre leur emploi, quel qu'en soit le motif, ou au moins essayé d'adoucir une sanction inévitable. Dans mon entreprise, la question du foulard ne s'est jamais posée : seules les femmes de ménage le portaient et cela ne semblait gêner personne. J'ai dû intervenir juste une fois, alors qu'on préparait une fête et que le seul repas prévu pour le personnel était composé de charcuteries ; j'ai vu quelques-unes de ces femmes se nourrissant uniquement des cacahuètes, sans même protester. J'ai exigé de la direction d'aller chercher du fromage. C'est sans doute la première fois que j'ai été confrontée à la question religieuse, et je n'ai pas dû réfléchir pour faire un choix.

Tout cela ne s'est pas passé sans conflit, et lorsqu'un jeune intérimaire a été harcelé par des collègues à cause de homosexualité, dont il ne se cachait pas, nous avons eu un débat assez vif autour de la question de l'homophobie, pour leur faire comprendre qu'elle avait les mêmes racines, et était aussi inacceptable, que le racisme.


Aujourd'hui, quand je lis que des centrales syndicales prennent position pour l'interdiction du foulard, même si ce n'est « que » dans les services publics, mettant ainsi en danger l'emploi de travailleuses doublement discriminées – comme femmes et/ou comme « issues de l'immigration » ou converties à une religion honnie – j'ai mal à mon syndicalisme.

Autrefois, j'étais aussi féministe. Je pensais – et je pense toujours – que l'émancipation des femmes repose d'abord et avant tout sur leur capacité à chosir leur vie – même si je ne partage pas ce choix. Et cette liberté a pour condition absolue l'indépendance financière, c'est-à-dire des études et un emploi. J'enrage quand j'entends aujourd'hui des pseudo-féministes, converti/e/s à la cause uniquement quand il s'agit de l'islam, exiger au nom de l'égalité hommes-femmes l'exclusion de filles et de femmes de l'école ou du travail parce qu'elles refusent d'enlever leur foulard (1). Quand la même exigence vient de mes amies féministes, de mes copines de combat, je suis juste consternée. « Elles n'ont qu'à l'enlever » ? Je me souviens trop de ma très brève carrière dans l'enseignement (trois jours exactement) et des pressions que j'ai subies pour venir travailler en jupe, ce que j'ai refusé de faire. Ce n'était pas au nom d'un quelconque « dieu », ni forcée par une famille tyrannique, mais cela faisait bel et bien partie de mon « identité ».

Aujourd'hui donc, mes convictions laïques, syndicales et féministes sont mises à mal. D'autant plus que la crispation des débats conduit à des liaisons bien dangereuses. Ainsi, une féministe « historique » comme Anne Zelensky s'est compromise, au nom de la laïcité, avec les fachos de Riposte Laïque. Ainsi, la Québecoise Micheline Carrier qui porte sur ses épaules le site féministe Sisyphe.org s'est-elle laissée aller à poster sur Facebook un lien vers un autre site d'extrême-droite, en écrivant « je suis d'accord » (2), sous prétexte qu'il soutenait la « charte des valeurs québecoises » qui fait actuellement débat dans son pays. Ainsi, la position « laïque » de l'ACV (d'autant plus ridicule qu'il y a le terme « christelijk » dans cet acronyme) a été aussitôt soutenue par le Vlaams Belang.

 

Bien sûr, ce n'est pas parce que l'extrême-droite dit qu'il pleut que je vais prétendre voir un grand soleil alors que j'ai les pieds mouillés. Mais ces « alliances » ont tout de même quelque chose de troublant dans un temps où les sociétés se durcissent, deviennent de plus en plus impitoyables avec les minoritaires, les dominé/e/s, les « pas-comme-nous ». Je refuse que mes engagements servent de caution, même indirectement, à discriminer et à exclure. Je suis toujours laïque, syndicaliste et féministe, et pourtant j'ai parfois l'impression d'avoir changé de bord.

 

(1) J'attends avec impatience que ceux-là se mobilisent pour l'interdiction des concours des mini-miss, avec la même ardeur que celle qu'ils ont mises à défendre les petites filles obligées de porter le foulard, alors qu'elles ne sont pas en âge de le décider librement.

 

(2) Apparemment le lien a été effacé, mais on peut retrouver de multiples articles sur le site www.sisyphe.org en faveur d'une laïcité très exclusive et notamment de nombreuses contriubtions de Louise Mailloux, auteure d'un livre intitulé « La laïcité, ça s'impose ! » Tout un programme.

Mis à jour (Vendredi, 20 Septembre 2013 10:21)