Etre ou ne pas être... "différent"

Ce samedi 7 septembre, les Bruxellois/e/s étaient invité/e/s à débattre de leurs réalités et de leur avenir dans la « Brussel Summer University », cinq ans après les Etats Généraux de Bruxelles et un an avant la « mère de toutes les élections » de mai 2014.

Passons rapidement sur la question des langues, cette façon irritante de contourner le bilinguisme bruxellois par l'utilisation de l'anglais : ainsi la BSU s'enorgueillit aussi de la vitalité des « Brussels Studies » qui éclairent les grands enjeux de la région et de la « Brussels Academy », qui propose de nous offrir « more knowledge on Brussels ». Tout au long de la journée, y compris au cours des séances plénières, aucune traduction n'était prévue ; l'orateur passant du français au néerlandais, les « slides » défilaient en anglais, car il était sous-entendu que cette langue-là, au moins, était commune à tou/te/s. Ce qui indique déjà le public visé.

J'y étais, en tout cas le matin, et vous propose donc un regard d'une subjectivité assumée sur la session plénière ainsi que sur l'atelier intitulé : « Etre différent à Bruxelles: la diversité visible » (version officielle du programme) ou « Des foulards aux guichets ? » (version proposée par l'animateur, Henri Goldman).

 

Lors de la session plénière, sept intervenant/e/s étaient invité/e/s à s'exprimer sur ce qui avait changé – ou non – depuis 5 ans, du point de vue des interlocuteurs sociaux, du monde culturel ou académique. Il y a cinq ans, j'avais souligné la sous-représentation flagrante (et parfois caricaturale) des femmes parmi les « experts » interrogés ; ici, il y avait trois femmes, équilibre honorable donc.

Cependant, mes lunettes féministes ne se focalisent pas seulement sur les femmes, même si c'est mon « core business », pour parler en termes que « tout le monde » est censé comprendre : une tribune doit refléter la population concernée, et surtout ses franges marginalisées, pour lesquelles la « visibilité » est primordiale.. Alors que les discours soulignaient l'importance de la cohésion sociale pour l'avenir de Bruxelles et notamment de l'implication des personnes « issues de l'immigration », la représentation de cette catégorie précise était égale à zéro. Indirectement interrogé là-dessus, Alain Deneef, président d'Aula Magna qui organisait la journée, « rassurait » en pointant deux ateliers où ces personnes seraient « sans doute majoritaires ». L'un sur la jeunesse (animé par Fatima Zibouh, qui cumule en matière de « diversité »), l'autre sur ce thème d' « être différent », animé par Henri Goldman.

Cela n'enlève rien, à mes yeux, à l'image calamiteuse donnée par cette tribune monocolore de la (non) place laissée à ces « autres », qui auraient pourtant bien des choses à partager. Non pas (ou pas seulement) au sujet de la « diversité » mais justement sur d'autres thèmes : que ce soit la culture, l'emploi ou l'environnement, c'eût été une façon de dire – et mieux, de montrer – qu'ils et elles sont des « nôtres », les « pas différents ».

Je m'arrête sur cet intitulé « Etre différent à Bruxelles ». Un terme extraordinaire qui trahit l'inconscient collectif : car « différent «  de quoi ? L'humanité se divise en deux catégories : d'un côté les « universels » - à savoir : les êtes humaisn mâles, blancs, d'âge moyen, hétérosexuels et valide, qu'il n'est pas utile de caractériser, pusiqu'ils représentent l'humanité entière ; de l'autre côté les « différents », à savoir les femmes, les homosexuel/le/s, les handicapé/e/s, les jeunes, les vieux, les « non blancs «  ou « pas tout à fait blanco-chrétiens », qui sont, eux, des cas particuliers. Avec pourtant des exceptions, liées à une certaine réussite : Stromae, Vincent Kompany ou Tapta (1) sont-ils/elle différent/e/s ? Non, voilà de vrais Belges qu'on est fier de brandit à l'étranger !

L'atelier s'intéressait donc à des personnes qui cumulent les « différences » : des femmes, souvent (pas toujours) d'origine immigrée, et qui ont en plus l'outrecuidance d'afficher une particularité supplémentaire, leur foi musulmane, par le port du foulard. Un thème qui soulève les passions et qu'il semble très difficile d'aborder de manière rationnelle et sereine... Le défi était donc grand.

Petit topo sur des actualités divergentes: alors que la ville de Gand est récemment revenue sur l'interdiction du foulard pour les travailleuses de l'administration communale, celle de Berchem-Siant-Agathe a fait le chemin inverse dans son réglement communal (sans qu'aucun problème particulier ne le justifie, sinon l'air du temps). Et juste avant l'été, Actiris s'était distinguée par un règlement interne exigeant la neutralité de ses employé/e/s, dont trois qui refusent d'enlever leur foulard et sont du coup menacées de perdre leur boulot (l'affaire est actuellement en justice).

Dans ce contexte, Gregor Chapelle, directeur d'Actiris, a accepté de venir s'expliquer, assez courageusement car de toute évidence, la salle ne lui serait pas acquise. Lui-même semblait d'ailleurs mal à l'aise, entre ses convictions personnelles, les positions (pas univoques) du Parti Socialiste et sa fonction de directeur d'Actiris. Il s'en est tiré en revendiquant surtout des autorités politiques le courage d'une décision qui s'appliquerait partout, plutôt que de laisser chaque organisme (comme chaque école..) se dépatouiller dans un débat qui exacerbe les tensions.

Mais comme le soulignait Sarah Turine, échevine Ecolo à Molenbeek (commune où les réglements sont peu clairs et assez hypocrites, le port du foulard étant autorisé dans certains lieux et interdits dans d'autres, pour des employées ayant pourtant le même statut), demander une législation revient à plaider pour l'interdiction généralisée, le rapport de forces actuel n'étant pas favorable à une politique plus ouverte. Elle-même se situe sur la ligne de Bruno De Lille (secrétaire d'Etat Groen) à la Région bruxelloise, qui plaide pour la neutralité des actes et non des apparences.

Cheffe de groupe SP.a à Anvers (dans l'opposition à De Wever donc), Yasmine Kherbache a expliqué comment son parti a changé de position. Le bourgmestre précent, le SP.a Patrick Janssens, avait imposé l'interdiction, moins par conviction laïque que dans un souci d'apaisement, dans l'espoir d'éviter les tensions. Avec l'effet inverse : des crispations communautaires de part et d'autre. Yasmine Kherbache veut être claire : pas question de céder sur les valeurs fondamentales – avec à l'extrême des trribunaux basés sur la charia que revendiquent certains en Grande-Bretagne, mais liberté d'affirmer sa personnalité, de se montrer tel/le qu'on est. Une remarque à opposer à Gregor Chapelle qui, pour montrer que le règlement de travail d'Actiris ne vise pas spécifiquement les musulmanes, expliquait que des employées chrétiennes avaient été priées d'enlever leur croix et que lui-même avait ôté du mur de son bureau une photo de la famille Obama, par respect pour la « neutralité ». Evidemment, le foulard n'a pas le même sens pour les musulmanes qu'une croix pour les chrétien/ne/s (ne serait-ce que parce qu'ils/elles ne sont pas victimes de discriminations) ou qu'une photo sur le mur. Qu'on le comprenne ou non, qu'on le partage ou non, il s'agit là pour les personnes concernées d'un point fondamental de leur identité.

Alors que le débat allait être lancé avec la salle - ou plutôt avec des personnes sollicitées dans la salle, ce qui n'a pas manqué de susciter des contestations - deux femmes voilées ont pris possession de la tribune pour protester contre le fait qu'une fois de plus, on parlait d'elles mais sans elles - même si l'animateur a expliqué n'avoir pas trouvé de femme portant le foulard du même niveau de responsabilité que ses autres invités, ce qui est d'ailleurs déjà très parlant. Elles affirmaient toutes deux, l'une en lisant un texte, l'autre en brandissant un panneau, qu'un droit fondamental n'est pas « négociable » et n'a donc pas à être discuté. Après quoi elles ont quitté la salle, réaction peut-être compréhensible mais regrettable (et regrettée par les personnes présentes). Le parallèle ne leur plairait sans doute pas, mais elles m'ont vraiment fait penser aux Femen : à partir d'une juste colère, une action contre-productive.

Même si elles ne me demandent pas mon avis, je vais quand même le donner : autant je comprends leur ras-le-bol d'être si souvent « objet » d'une discussion sans être invitées à s'exprimer, autant je ne les suis pas sur l'idée qu'un « droit fondamental n'est pas négociable ». Aussi fondamental soit-il, le droit se distingue justement d'une « loi divine » par le fait qu'il ne peut être ni « absolu » ni « indiscutable » : il est humain, perfectible et parfois limité par d'autres droits.

Il reste que ce débat, tout imparfait et par moments agité qu'il fut, a pu avoir lieu, qu'on a pu parler et être écouté/e, et que les arguments ont paru assez intéressants à l'écrasante majorité de la salle pour qu'elle préfère déborderl'horaire prévu d'une demi-heure plutôt que de se jeter sur le lunch (2).

Je n'ai pas assisté aux discussions de l'après-midi, mais j'espère que l'atelier de Fatima Zibouh aura répondu à la question « Comment se révolter à Bruxelles ? », intitulé aussi « Les jeunesses », car il est bien entendu qu'au-delà de trente ans, on ne se révolte plus – sauf peut-être contre la rareté des places de parking.

Pour terminer et pour en revenir à mon atelier, je voudrais dire à mes amies féministes qui plaident pour l'interdiction du foulard au nom de la libération des femmes, de se souvenir du slogan des années 70 (toujours actuel) : « Ne me libère pas, je m'en charge » ; et à mes ami/e/s syndicalistes, que je ne comprends pas comment un syndicat peut, au nom d'un « principe » abstrait, refuser de défendre des travailleuses menacées dans leur emploi, et d'autant quand il s'agit des plus vulnérables et des plus discriminées d'entre elles.

 

(1) D'accord, Tapta n'est pas aussi connue que les deux autres, mais sans vouloir jouer mon intello (quoique...), c'estt une belle occasion de mettre en avant une grande dame de la sculpture, d'origine polonaise mais présentée comme « belge », aujourd'hui que ses oeuvres vont faire l'objet d'une grande rétrospective au Brésil. Il s'agit bien d'une représentante, non pas de la « diversité », mais de « Vâlonia-Bruxelas/Bélgica ».

(2) L'animation de Henri Goldman y est sûrement pour quelque chose, je lui rends ce petit hommage d'autant plus que certains de ses choix ont été contestés.

 

 

PS : Et je reprends ce message posté sur Facebook Seyma Gelen, une femme d'origine turque portant le foulard et qui a assisté au débat d'hier.

"Responsables politiques belges ! Concernant la "neutralité", votez une loi qui n'empêchera personne de trouver du travail. Des femmes musulmanes - oui, encore des femmes - sont fragilisées, discriminées, soumises aux dominants de la "sphère publique" et ceux de la "sphère privée". Laissez-les trouver leur place, comme les autres. Laissez-les. Votez une loi qui permettra à la diversité de ne pas devoir s'autodétruire et s'autoexclure avant de se rendre au travail. Votez une loi qui montre que vous êtes les représentants de tous et non de ceux ayant certaines normes. Qui ou qu'est-ce que vous craignez? Soyez honnêtes et clairs ! Votez une loi qui donne confiance à toute une frange de la population qui a perdu confiance en vous. Votez une loi qui n'exclut personne car l'exclusion engendre les frustrations qui nourissent les radicalisations qui renforcent les rangs de ceux et celles qui ne veulent pas du "bien vivre ensemble", ce qui engendre des ghettos géographiques, physiques et au niveau des consciences,ce qui fait obstacle aux rencontres et actions communes autour d'enjeux qui nous intéressent tous, au-delà des appartenances des uns et des autres. Au lieu de sélectionner les personnes sur base de leurs tenues vestimentaires et au lieu de leur demander d'être quelqu'un d'autre sur le lieu de travail (schizophrènie...), regardez leurs compétences et leurs volontés et idées concernant ce pays.
Le marché des consciences s'organise et récupère les déçus. Ouvrez les yeux et les oreilles. Bruxelles se ghettoïse de plus en plus. Est-ce cela que vous voulez?"

Mis à jour (Dimanche, 08 Septembre 2013 13:42)