Plus intégrée que moi tu meurs

Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler de moi.

Même si ça ne se voit ni ne s'entend au premier abord, je suis moi aussi une de ces "personnes d'origine immigrée", et même de la première génération, puisque je suis arrivée en Belgique – dois-je écrire : "chez vous" ? - à l'âge de 8 ans, venant de Pologne via Israël.

Mes parents et moi sommes venus à une époque où il était encore possible de s'installer ici, même si on était pauvre et qu'on ne portait pas de signes visibles de torture. Venant d'Israël, mes parents auraient eu du mal à convaincre un quelconque Office des Etrangers qu'ils avaient été persécutés en tant que Juifs. Ils espéraient simplement une vie meilleure pour eux, et surtout pour moi, après les épreuves terribles qu'ils avaient vécues – mon père a été déporté par les nazis et a perdu sa femme et sa petite fille de six mois, ma mère a vécu avec de faux papiers en Allemagne, après que toute sa famille proche ait disparu.

Ne croyez pas que leur vie en Belgique fut facile ; nous avons longtemps habité à trois dans une seule pièce, mon père a dû apprendre un métier tout à fait nouveau, à près de cinquante ans, ma mère est restée femme au foyer, fonction qui lui convenait aussi bien que l'escalade pour une personne souffrant de vertige. Mais enfin, nous nous sommes débrouillés. J'ai pu faire des études, grâce à une bourse, j'ai même eu le droit à mes révoltes de jeunesse (on était dans la foulée de mai 68) sans que quiconque ne songe à contester, en me renvoyant à mes origines, mon droit de critiquer vertement ma société d'accueil. Il s'en est bien trouvé pour vouloir me "renvoyer à mes casseroles", mais je partageais ce traitement avec des filles et des femmes au label belgo-belge irréprochable.

Malgré leurs conditions difficiles, mes parents ont toujours gardé une reconnaissance éternelle à la Belgique pour son accueil – simplement pour ne pas les avoir mis à la porte, leur avoir laissé une chance. Ils ont été farouchement monarchistes, ont avalé des tonnes de frites (ils n'ont pas été jusqu'aux moules, mais aucune intégration n'est parfaite), m'ont inculqué l'idée que je devais travailler, être indépendante et ne jamais dépendre d'une quelconque allocation, ce qui m'a d'ailleurs aussi valu quelques années difficiles, par crainte d'exercer des droits que je ne sentais pas comme complètement les "miens".

 

Mon père désirait tellement s'intégrer qu'il a appris les deux langues nationales en même temps, avec des résultats mitigés, et il lui arrivait de parler un mélange de yiddisch et d'allemand en étant convaincu de parler flamand. Mais déjà à l'époque, avant les succès du Vlaams Blok ou de la N-VA, une grande partie des habitants d'Anvers préféraient ce genre de charabia au français le plus châtié. Celui de mon père était d'ailleurs tout aussi hésitant. Mais il n'a jamais ménagé ses efforts.

Sa volonté farouche de ne pas se démarquer de la société d'accueil l'a mêmeconvaincu d'accepter mon homosexualité en constatant que les Belges ne s'offusquaient guère d'avoir un vice-premier ministre gay (car à l'époque, Elio Di Rupo n'était que vice).

Au bout d'une dizaine d'années d'incertitude et de précarité, mes parents ont obtenu la nationalité belge, et il fallait voir leur fierté lorsqu'ils sont allés voter pour la première fois. J'y repense avec tendresse quand j'entends tous ces "natifs" râler, à chaque élection, parce qu'ils sont obligés d'aller faire la file devant des écoles au lieu de profiter de leur grasse matinée. Personne ne leur reproche leur "manque d'intégration à nos valeurs".

Pourtant, toute leur vie, mes parents ont continué à se sentir étrangers, à se comporter en étrangers, et ils m'ont transmis aussi une peur de ne pas être à ma place, de ne pas avoir le droit d'être là, si bien qu'aujourd'hui encore, malgré mes engagements et mon militantisme, il m'arrive d'éprouver comme une panique à l'approche du contrôleur de train, bien que j'aie toujours payé mon billet. Chez eux, il s'agissait surtout de la crainte – bien fondée, hélas – d'un retour en flamme de l'antisémitisme. Mes parents tremblaient chaque fois qu'un juif était impliqué dans une sale affaire, mais aussi si l'un d'eux dépassait d'une tête le commun des mortels. Même un prix Nobel, ça pouvait à la fois les remplir de fierté et les terroriser. « Tu verras, ça va se retourner contre nous », disaient-ils.

J'ai retrouvé cet état d'esprit au moment où, déléguée syndicale à la Fnac, je tentais d'organiser un mouvement de solidarité avec deux collègues magasiniers d'origine marocaine accusés de vol – mais faute de preuves, la direction proposait, dans sa grande mansuétude, de les déplacer au service nettoyage. L'un d'eux est venu me raconter comment ses parents insistaient pour qu'il accepte ce déplacement, ce qui aurait été une forme d'aveu d'une faute qu'il n'avait pas commise. "Tes collègues vont réagir ? Tu crois vraiment que des Belges vont se mobiliser pour toi ...?" lui disaient-ils. Il l'a cru, les collègues se sont mobilisés et les deux gars ont été réintégrés à leur poste.

Mais pourquoi je vous raconte tout cela ? Parce qu'en ces temps de Trullemania aigue (1), où beaucoup se découvrent des ami/e/s appelant à de douteux "comités de soutien", à des "manifs pour la liberté d'expression" (ou la liberté de crachat) ou au moins, à la compréhension d'un coup de sang bien légitime, parce que tout de même, s'il a exagéré, tout n'est pas faux, chacun/e connaît quelqu'un qui... Eh bien, en ces temps sombres, j'imagine ce qu'auraient ressenti mes parents si le M. Météo de RTL avait eu une altercation avec des automobilistes juifs, avec kippa ou grand chapeau, caftan et papillotes, dans le quartier orthodoxe d'Anvers. Mes parents avaient beau détester cette façon de refuser le mode de vie local, ils auraient tout de même été meurtris par une réaction de type trullemanesque. Car ils auraient compris que malgré toutes leurs distances avec le milieu orthodoxe, ils étaient quand même visés. Leur expérience de vie le leur avait appris à jamais. Les nazis n'avaient fait aucune différence entre juifs croyants ou hérétiques, "intégristes"ou totalement assimilés. Le racisme ne fait pas dans le détail.

Alors voilà, aujourd'hui, je me sens totalement solidaire (terme que je préfère à l'"empathie") de ces musulman/e/s montré/e/s du doigt, rendu/e/s responsables de tous les maux de la terre - ça aussi, ça me rappelle quelque chose. Solidaire aussi bien de ces parents qui, comme les miens, préfèrent faire profil bas en attendant que l'orage passe - mais passera-t-il jamais ? Solidaire aussi de ces jeunes, les enfants de ces immigrés chez qui je retrouve ma révolte à moi : je suis ce que je suis, j'ai le même droit que vous de critiquer cette société quand elle ne me convient pas, de vouloir  modifier ses lois – après tout, c'est cela la démocratie. Je suis ici chez moi, autant que vous, j'y vis, j'y travaille, j'y milite, vous ne me renverrez nulle part, ni à mes casseroles, ni à mes origines, ni à un mythique « chez moi ».

Et voilà pourquoi tous les Luc Trullemans et ceux/celles qui les soutiennent, ou qui trouvent que ce n'est pas si grave, et qui ne comprennent pas la "susceptibilité "  des musulmans, m'insupportent à ce point. Ami/e/s musulman/s/s, vous n'êtes pas trop "susceptible"s, vous êtes en colère parce que vous avez été humilié/e/s, et je partage aussi bien votre colère que votre humiliation (2).

 

(1) Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas l'affaire Trullmenans, un résumé ici

 (2) Ce qui n'empêchera pas certains d'entre eux/elles de me traiter de "raciste" à mon tour, ou d'antiraciste de papier, mais peu importe. La solidarité implique parfois des gens qu'on n'aime pas trop et qui vous haïssent, il ne s'agit pas ici d'amitié

 

 

Post-scriptum : à la suite de la publication de ce texte, Maria Lagana m'a envoyé une réaction trop longue pour être publiée en commentaire. Je l'ajoute donc ici, avec son accord.

"Cet article me touche beaucoup.  Je partage le sentiment d'humiliation et de colère et je me sens aussi solidaire des musulmans.  Moi je suis née à Mons de parents italiens immigrés qui n'ont jamais été un exemple pour l'intégration.  Ils ont vécu toute leur vie comme s'ils devaient s'excuser d'avoir eu besoin de venir en Belgique.  Ils avaient honte quand des ritals étaient arrêtés pour trafic de voitures ou vol.  Ils voulaient couper nos attaches avec l'Italie et que nous devenions belges.  Ils n'avaient pas prévu que nous (ma soeur et moi) serions de bonnes élèves et étaient fiers que nous poursuivions des études même s'ils devaient se saigner pour le permettre.  J'ai aussi l'impression d'avoir eu le droit de protester contre la société dans laquelle je vivais dans les années septante et mes amies et professeurs belges m'y encourageaient.  Aujourd'hui les musulmans subissent un véritable harcèlement.  Nous, Italiens, n'avons jamais connu ça.   Mais le racisme a toujours existé, il n'est pas que le résultat de la crise économique.  Il est sous-jacent même en période de prospérité économique.  Ma jeune soeur qui avait la peau plus foncée que moi, le caractère plus trempé et la langue bien pendue s'est vu claquer la porte au nez quand elle cherchait à louer un appart à Mons, parce qu'on ne louait pas à des étrangers.  Une connaissance belge à qui je l'ai présentée a dit spontanément qu'elle faisait tache, plus que moi. Ma soeur a quitté définitivement la Belgique à l'âge de 25 ans, pour le Mexique où elle s'est sentie depuis le début comme un poisson dans l'eau.  Moi j'avais adopté le profil de ma mère, profil bas, croyant que la provocation était inutile et que l'ignorance était la cause de beaucoup de maux.  Croyant aussi que si on ne fait pas de bruit,  on ne nous fera pas de mal.  J'ai fini par comprendre que j'avais tort, qu'il ne fallait pas s'écraser, que ça ne pouvait pas être la condition pour être accepté comme enfant d'immigré.  Quand je me suis inscrite à l'univ ma mère m'a dit "au moins toi tu sortiras de la basse classe".  Quand adolescente j'ai appris ce qu'était le prolétariat, je me suis dit que les ouvriers immigrés c'était encore une case en-dessous, que ma mère avait raison de se sentir écrasée dans la basse classe.  Et en plus une femme.  Une femme calabraise à qui on avait quand même demandé son avis quand on l'a mariée à un type qu'elle n'avait jamais vu mais qui avait la chance d'avoir un travail de mineur de fond en Belgique, occasion qu'elle ne pouvait quand même pas manquer.  Elle l'a rencontré la première fois quand elle est venue le rejoindre en Belgique, dans les corons du Hainaut. 

Alors moi aussi à ma manière je retrouve ma révolte à moi dans celle des enfants d'immigrés.  Certains estiment qu'il faut laisser la liberté d'exprimer des propos racistes,  que le fond du problème n'est pas là.  Je ne suis pas d'accord non plus.  Il n'y a pas que l'intégrité physique des personnes qui mérite protection.  C'est l'estime de soi qui est en jeu, l'humiliation génère la révolte, empêche le dialogue parce qu'elle incite au conflit. Et dans cette bataille le rapport de forces est inégal et exploité par les médias et tous ceux que ça arrange qu'on cherche des boucs émissaires au lieu de s'attaquer aux puissants".   

Maria

 

 

Mis à jour (Jeudi, 26 Mars 2015 09:12)