La poutre et le foulard

Dénoncer la paille dans l'oeil du voisin tout en ignorant la poutre dans son propre oeil : l'image a été tellement galvaudée qu'on hésite à s'en servir. Pourtant, plus j'entends des laïques s'en prendre aux religions parce qu'elles ne respectent pas l'égalité entre hommes et femmes, plus je vois des poutres arriver à toute vitesse dans mon champ de vision.

Non pas que je me fasse la moindre illusion sur les religions en matière d'égalité : sans même parler de toutes les formes d'intégrisme, il se fait que même pour les monothéistesles plus modérés, si Dieu a créé séparément l'homme et la femme, ce n'est pas seulement pour permettre bien plus tard l'invention de l'électricité avec ses prises mâle et femelle. Il existerait bien une « différence » fondamentale, qui détermine un destin biologique et des rôles sociaux : cela reste pour moi le point aveugle de mes débats avec les croyant/e/s, aussi égalitaires qu'ils et elles soient. Les religions,ne tolèrent guère l'ambiguité, le franchissement des frontières, l'entre-deux, ou simplement l'autodétermination de qui on est, quel rôle on a envie de jouer et quelle place on occupe dans la société. Pour ne rien dire du mépris ou de la peur des femmes qui transparaissent dès qu'on creuse un peu (1).

La paille dans l'oeil des religions est donc bien présente, impossible de l'ignorer. Là où je m'insurge, c'est quand des laïques la montrent du doigt avec cet air de supériorité du paon qui se pavane en exhibant sa queue de beaux principes devant des pigeons qui en paraissent d'autant plus gris.

J'y pensais encore ce dimanche de Pâques (2) en entendant Pierre Galand, président du Centre d'Action Laïque, se dire déçu que la fumée blanche annonçant l'élection du nouveau pape n'ait pas révélé le visage d'une femme. Un « bon mot » que personne sur le plateau n'a songé à relever. Car si en effet, le chef des catholiques ne sera pas du « deuxième sexe », qu'on me rappelle donc le nom de la dernière présidente du CAL ? C'est simple : il n'y en a pas. Pas une seule. Et si Pierre Galand et les siens n'ont guère d'influence sur le choix du pape, des rabbins, des imams ou du dalaï-lama, ils en ont sur leur propre organisation. Ils pourraient s'imposer  l'alternance ou une co-présidence à la Ecolo pour mieux marquer leur détermination. On attend toujours. 

 

Dans un autre registre, la France nous montre l'exemple navrant d'une auto-satisfaction non dépourvue d'arrière-pensées racistes. De François Fillon à Jean-Luc Mélenchon, en passant l'inévitable Elisabeth Badinter, des appels à sauver la patrie en danger pullulent dans les médias. La laïcité à la française (la seule, donc) serait en danger de mort. A cause des centaines de milliers de Barjots défilant dans les rues de Paris pour défendre la famille telle que voulue par les saintes écritures ? Que nenni. La menace viendrait d'une puéricultrice portant le foulard, devant de pauvres enfants incapables de se défendre de ce prosélytisme satanique.

Pour ce qui est de la laïcité, je laisse le débat à d'autres, plus calés que moi sur le sujet (3). Mais quand il s'agit d'égalité entre les sexes, j'estime posséder une certaine compétence.

Or ce qu'on reproche à la puéricultrice voilée, au-delà de l'atteinte à la laïcité ou la neutralité, c'est en quelque sorte le mauvais exemple qu'elle donnerait aux petites filles et aux petits garçons en matière d'(in)'égalité entre les hommes et les femmes qu'ils deviendront un jour. Et là, permettez que je m'esclaffe, quoiqu'avec tristesse.

Car il se fait qu'au même moment où la France laïque monte sur ses grands destriers, un rapport sur les stéréotypes de genre dans les crèches françaises vient d'être remis au gouvernement.

Et ce rapport est accablant : on y découvre que les filles sont moins stimulées et moins encouragées dans les activités collectives, alors que leur apparence et leurs émotions sont au contraire l’objet de plus d’attention de la part des adultes ; que les jouets des garçons sont associés à l’extérieur, offrant davantage d’activités de manipulation, alors qu'au contraire, les jouets des filles, plus limités en nombre, sont reliés à l’intérieur et souvent réduits au champ des activités domestiques et maternelles ; qu'outre les éternelles différences entre le bleu et le rose, les vêtements prévus pour les petites filles, comme les robes et les jupes, sont peu propices à l’apprentissage de la marche, voire de l’exploration à quatre pattes; que dans les histoires, le prince charmant et la princesse endormie ont la vie dure ; que les personnages qui apparaissent sur les couvertures des livres pour enfants sont à près de 80% masculins, que les héros sont deux fois plus nombreux que les héroïnes et que même les animaux renforcent cette dissymétrie. Et on peut se demander ce qui menace davantage une représentation égalitaire des rôles masculins et féminins dans la société : le fait qu'une puéricultrice porte le foulard... ou le fait que 99% des personnes qui s'occupent des petit/e/s sont des femmes, ce qui sera encore le cas plus tard à l'école si bien nommée « maternelle » ?

Pourtant, d'autres pratiques sont possibles. En Norvège, grâce à une volonté politique affrimée, les hommes occupent désormais 10% des postes dans le domaine de la petite enfance, et l'objectif est de doubler ce chiffre.

Des expériences sont également menées comme dans cette crèche à St Ouen (France) : pas de révolution, juste la volonté « d’élargir pour chacun, qu’il soit fille ou garçon, le champ de leurs possibilités, de leur montrer qu’une femme peut conduire un train et un garçon faire de la danse ». De montrer des princesses qui combattent les dragons. De mettre en question les réflexes stéréotypés des membres du personnel. Avec pour résultat des petites filles qui ont davantage confiance en elles et des petits garçons qui vont plus souvent régler les conflits par la négociation plutôt que par la bagarre.

Mais pour cela, il faut commencer par reconnaître les innombrables freins à l'égalité qui persistent chez nous. Enlever la poutre et regarder la réalité bien en face. Et ensuite, réfléchir ensemble sur la manière de la changer. Et quand on en sera là, on pourra toujours se demander si le foulard est un obstacle, ou s'il n'est qu'une particularité comme tant d'autres.

 

(1) Le bouddhisme ne vaut d'ailleurs guère mieux, si l'on en croit certains écrits du dalaÏ-lama, que ses fans ne s'empressent pas de brandir...

(2) Emission Controverse (RTL) de ce dimanche 31 mars, ne valant par ailleurs pas la peine d'être réécoutée...

(3) Je me contente d'être complètement athée, tout en considérant que chez nous, le péril pour le libre-arbitre des enfants vient au moins autant des divinités qui scintillent sur les enseignes lumineuses et dans les pubs télévisées que de ceux qui nous observent derrière les nuages.

Mis à jour (Jeudi, 04 Avril 2013 06:33)