Des Hommes, des Dieux et quelques Questions

Grand Prix du Jury au Festival de Cannes. Pluie de critiques louangeuses. Gros succès public en France, enthousiasme des spectateurs belges (8,2 sur l'échelle de Cinenews !) : est-il encore possible de ne pas s'extasier devant le dernier film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux » (chacun mettra des majuscules selon sa propre sensibilité) ?

J'avoue que les états d'âme d'une poignée de moines confrontés aux violences en Algérie ne représentait pas vraiment un de ces sujets qui me poussent vers les salles obscures. Mais voilà que même des ami-e-s proches, que je ne considère pas comme des grenouilles de bénitier, m'expriment leur émotion et balaient mes préventions en me poussant dans le dos : mais si, vas-y ! On pourra en parler après !

Donc voilà, j'y suis allée, j'ai vu ...et je n'ai pas été convaincue.

Pour rappel, le film s'inspire librement de l'enlèvement et du massacre de sept moines de Tibhirine en 1996, en pleine vague de terreur islamiste et de contre-terreur de l'armée algérienne. On suit donc de près le mois précédant leur enlèvement, et leur dilemme : alors que, dans la région, les violences se multiplient et le climat se dégrade, que faire ? Faut-il partir, pour sauver sa peau ? Ou faut-il rester, pour ne pas abandonner le monastère et la population du village alentour ?

J'admets d'emblée qu'une de mes craintes principales ne s'est pas vérifiée : je ne me suis pas ennuyée, malgré les scènes répétitives de prières, qui m'ont plutôt exaspérée. Je suppose qu'elles sont là comme des respirations au milieu de la tension qui monte et en effet, les chants sont beaux ; malheureusement, je comprends les paroles, et louer le Seingeur en pleins massacres, voilà qui, loin de m'apaiser, a le don de me révolter. Masi bon, je savais où je mettais les pieds, je ne vais pas chipoter là-dessus.

Pour le reste, voilà un magnifique film de propagande pour la religion catholique. Loin des Benoîteries vaticanes, loin des dérapages léonardesques et des curés pédophiles, loin de l'Inquisition et de la participation de l'Eglise à l'évangélisation des « sauvages », voici le portrait d'un groupe d'hommes courageux et solidaires - un peu ennuyeux, certes, mais personne n'est parfait.

Pour ce qui est de la solidarité, c'est du moins ainsi que le film les présente. Certes le médecin, frère Luc – interprété par le formidable Michael Lonsdale qui lui donne tout son poids d'humanité – et son adjoint frère Amédée – le non moins formidable Jacques Herlin – soignent la population locale. Mais les autres ? Tout au long du film, je n'ai cessé de me demander ce qu'ils faisaient là. « Nous avons été appelés », dit sobrement frère Christian lorsque la question se pose. Il ne précisera pas par qui, mais je devine... On le voit étudier le Coran, très bien, mais il pourrait parfaitement le faire dans un monastère européen. A Maredsous ou à Orval, par exemple, où règnent le calme et la bonne bière...

Mais le plus gênant dans le film, c'est son objet même, ce « moino-centrisme » dans un environnement tourmenté. L'Algérie n'est jamais nommée ; on voit bien qu'on n'est pas à Paris ni même dans sa banlieue, mais on dirait que le pays, ses drames et ses beautés, ne servent que de décor aux méditations des moines. Pire encore, la population elle-même est réduite au rôle de faire-valoir : soit elle est présentée en grappes indistinctes – les terroristes, les villageois à soigner... - soit sous forme de prototypes : le représentant des autorités, celui de l'armée... Aucun-e Algérien-ne n'est là en tant qu'individu, auquel on pourrait s'intéresser quelque peu. Exemple frappant, la jeune femme qui vient, au début du film, demander conseil à Luc sur sa vie amoureuse : on ne saura jamais si elle a finalement été forcée de se marier ou si elle a pu résister. En réalité, le film s'en tape. Dans la scène, seul Luc compte vraiment. C'est le « syndrome liste de Schindler » : le héros, c'était bien le nazi repenti, les Juifs n'étant que des gens à sauver, sans histoire ni personnalité individuelle. Il en est de même ici.

Le film est certes bien fait, bien joué, mais qu'apporte-t-il vraiment ? Eclaire-t-il de manière originale les relations complexes entre Algériens et Français, trente ans après la décolonisation ? Permet-il de comprendre cette explosion de violences dans les années 90, après l'interruption du processus électoral pour éviter une victoire du FIS ? Rien de tout cela. On me dira que ce n'est pas le sujet du film, mais c'est justement cela qui me pose problème. Il est des contextes qu'on ne peut ignorer, ou alors on fait un film complètement fictionnel.

De plus, même les interrogations des moines m'ont paru superficielles : en matière de questionnement sur Dieu, je suis plus sensible à la manière de Woody Allen qu'à celle de Xavier Beauvois. Mais c'est peut-être là une question de proximité culturelle.

Alors, comment expliquer ce succès, critique et populaire ? Le soulagement de voir de « bons Français », en pleine polémique sur les « bienfaits de la colonisation » ? Une manière soft de se laisser aller à sa propre religiosité, à peine cachée derrière une laïcité revendiquée avec force et parfois même arrogance ? En sortant, de la salle, moi qui n'ai d'autre foi que la mauvaise, je me demandais si la réaction si crispée des Français face au surgissement d'une religiosité musulmane dans l'espace public tenait vraiment à un réflexe laïque. Ou au refus d'une religiosité différente de la leur.