Le monde d'a(peu)près

Un jour c'en serait fini avec cette saleté de virus. On organiserait une méga-fête dans les parcs, aux terrasses de café, on se jetterait dans les bras les un·es des autres – enfin bon, on se choisirait quand même en veillant à respecter le consentement de nos comparses – on verrait même cette chose quelque peu oubliée : des lèvres nues écartées sur un sourire ! Peut-être même qu'on serrerait la main de l'éboueur et qu'on embrasserait la caissière (ou vice-versa), et puis qu'on s'en irait courir et chanter parmi les milliers et dizaines de milliers de personnes dans la manif qui exigerait de meilleurs salaires et des conditions de travail plus décentes pour le personnel soignant, les couturières, et autres « petites mains »...

Voilà, ça c'est ce qu'on imaginait, qu'on avait envie d'imaginer, parce que ça aidait à tenir.

Et puis on s'est pris la réalité en pleine figure.

 

Liberté surveillée

D'abord, il n' y aura pas de « jour d'après », pas de menottes enlevée d'un tour de clé, pas de corde dénouée d'un geste libérateur ni même de sparadrap arraché d'un coup sec et rageur !

Non, ce sera un long et morne « déconfinement », pas à pas, millimètre par millimètre, et longtemps encore, des mots qui nous étaient chers garderont leur charge mortifère : « sécurité » évoquera aussitôt « distance de », de même que « social » sera accolé à « distanciation » ;« geste » verra immédiatement se dresser des « barrières », et la « vague » ne sera pas celle de la mer, de toute façon longtemps inaccessible, mais cette « deuxième » qui pourrait submerger les hôpitaux et les morgues. On acceptera, pour raisons médicales, la mise en place de « centres de tri » - alors qu' « orientation » aurait aussi bien convenu ; et on rigolera de celleux qui s'indignent qu'on prétendre « trier » des humain·es, comme du courrier ou des déchets ! Franchement, c'est quoi cette sensiblerie ?

Jamais on n'aurait pensé se résigner si docilement à vivre en liberté surveillée. On se rassemblera peut-être, à bonne distance l'un·e de l'autre. On acceptera sans broncher de porter des bracelets électroniques qui clignoteront, sonneront ou déclencheront une sirène si on se rapproche à moins d'un mètre et demi. Ami·e si tu tombes nul·e ami·e ne sortira de l'ombre pour te relever ; qui s'y risquerait déclencherait aussitôt une alarme et le combi de police arriverait en trombe, avant même les secours, pour coller un PV à l'imprudent·e. Une nouvelle forme d'accident de la circulation fera des ravages : les piétons fauchés par des voitures après être descendus sur la chaussée pour éviter de croiser de trop près un·e autre humain·e sur un trottoir trop étroit.

Les déplacements ne seront plus qu'utilitaires, chacun·e devra à tout moment pouvoir justifier sa sortie. On croisera encore des promeneur·ses, accompagné·es d'enfants en bas âge ou de chiens, seuls êtres vivants sans muselière. Sur les plages, on aura droit à son carré serviette/parasol entouré de plexiglas, et un trajet fléché pour aller jusqu'à l'eau selon un horaire déterminé sur base de l'ordre alphabétique.

Dans les rues commerçantes, il faudra tenir sa droite, avancer en file indienne avec interdiction de traverser. Devant les magasins qui n'accueilleront qu'une ou deux personnes à la fois, on verra s'allonger des files dignes de la Pologne des années 50 (la pénurie en moins, sauf pour le matériel de protection). La même voix suave qui nous vantait les avantages des transports en commun nous en rabâchera les dangers, pour nous convaincre de les éviter au profit du vélo ou de la marche à pied – tout en sachant que la majorité de celleux qui le peuvent retourneront à la voiture. D'autant que le « drive in » sera généralisé non seulement dans la restauration, mais aussi pour relancer des activités culturelles, théâtre ou cinéma en plein air.

 

On s'habitue, c'est tout...

C'est une vision bien noire, qu'on mettra sur le compte d'un caractère pessimiste, ou encore d'une génération ancienne – on sait bien que les seniors aîné·es du troisième et quatrième âge (les vieilleux pour les intimes) détestent les changements, dont les subtilités comme les bénéfices leur échappent, les laissant désemparé·es avec du vide entre leurs mains tremblotantes (et désormais obligatoirement gantées). Oh mais, il ne faut pas s'en faire, on va toustes s'habituer, il faut juste un peu de temps.

Et c'est peut-être cela le plus effrayant : l'idée qu'en effet, on s'habituera.