"Issu·es de la diversité"

 

Deux juifs en litige vont trouver le rabbin, en comptant sur sa sagesse pour trancher le conflit.

Le premier demande : « Dites-moi rabbi, est-ce que le noir, c'est une couleur ? »

La rabbin réfléchit, se tâte le crâne, puis finit par répondre : « Oui, en effet, le noir est une couleur ».

« Merci, dit son interlocuteur, une dernière question, si vous permettez : et le blanc, est-ce que c'est une couleur... ? »

Là, le rabbin réfléchit encore plus profondément, se gratte le crâne encore plus fort, consulte ses Livres et finit par lâcher : « Eh bien oui : le blanc est une couleur ».

« Eh bien, tu vois ? s'écrie alors l'homme triomphalement, se tournant vers son contradicteur: « Tu vois que je t'ai vendu une télé couleurs ! »

 

Cette histoire juive illustre parfaitement le cheminement qu'il nous faut faire, nous féministes blanches – et les blanc·hes en général – pour reconnaître que oui, nous avons une « couleur », que notre féminisme a une couleur, que nous sommes un « cas particulier » à côté d'autres « cas particuliers », que s'il existe un « Black feminism » (ce que peu d'entre nous nieraient aujourd'hui), c'est qu'il existe aussi un « White feminism » et que si nous voulons vraiment lutter ensemble, nous devons construire des alliances en partant d'une stricte égalité plutôt que d'attendre des autres qu'elles viennent nous rejoindre dans un supposé « universel », dont nous serions les représentantes.

 

L'universel, c'est nous ?

 

« Quand des féministes voient le problème que pose un conseil d'administration entièrement masculin, mais pas ce qui cloche quand une série télé ne montre

que des Blancs, on est en droit de se demander dans quel camp elles sont »

Reni Eddo-Lodge (1).

 

Ce « nous » que j'utilise volontairement, renvoie à la nécessité de dire « d'où je parle », nécessité que j'ai apprise dans mon militantisme féministes et qui est sans doute plus facile à brandir lorsque, justement, on parle depuis la place des dominées.

Je vais donc être claire : je parle ici en tant que féministe blanche, et je pourrais ajouter athée, lesbienne, cisgenre et de classe moyenne, interpellée par des féministes et des militant·es d'autres origines, croyances ou identités, pour essayer d'être consciente aussi bien des oppressions subies que des privilèges dont je bénéficie, et d'en tirer des conséquences dans mes engagements.

Or il se fait que certaines féministes tombent dans le piège qu'elles dénoncent avec tant de force quand il s'agit du rapport de domination des hommes sur les femmes : tout comme les hommes prétendent représenter l'ensemble de l'humanité et pouvoir parler en son nom, elles pensent représenter l'ensemble des femmes et pouvoir parler pour toutes. Une tribune d'hommes débattant de l'avenir de l'humanité ne choque pas. Par contre, lancez le même débat avec une tribune composée de femmes, vous aurez droit à la présentation d'un « regard féminin » sur le monde. Une tribune de femmes blanches débattant de thèmes féministes ne choque pas non plus. Les mêmes thèmes abordés par une tribune exclusivement composée de femmes noires, et ce serait aussitôt perçu comme un regard « afroféministe », donc spécifique.

En tant que féministe blanche, il me paraît important d'abandonner cette prétention universaliste, qui semble tellement aller de soi qu'on ne la remarque même pas, lorsqu'on appartient à un groupe majoritaire ou dominant. On peut alors se permettre de « ne pas voir la couleur », comme les hommes peuvent se permettre de « ne pas voir le sexe » ou les hétéros de « ne pas voir l'orientation sexuelle », alors que les « minorisé·es » sont sans cesse renvoyé·es à leur « spécificité ».

S'il y a bien une chose que j'ai apprise des réflexions féministes, c'est qu'il n'existe ni savoir « neutre », ni convictions basées sur une pure « objectivité ». Le féminisme – ou en tout cas ce qu'il a de plus riche, de plus novateur - s'est aussi caractérisé par le fait de ne pas séparer théorie et pratique, recherche et militantisme, réflexion universitaire et vécu. Si l'on admet que le vécu a un impact sur nos engagements, nos réflexions théoriques ou l'objet même de nos recherches et de nos combats, on ne peut que reconnaître la « spécificité » de notre féminisme blanc, simplement parce que notre vécu n'est pas partagé par l'ensemble des femmes.

Mais c'est là un « point aveugle » qui n'est pas particulier à l'origine, à la couleur de la peau ou aux croyances religieuses : il est général chez les dominant·es qui ne se reconnaissent pas comme tel·les. Car s'il existe aussi un « féminisme lesbien », on cherchera en vain la trace d'un « hétéroféminisme » pourtant bien présent, et qui a provoqué bien des tensions dans les débuts de la deuxième vague des années 70. Et le sigle « LGBTQI+ » cache mal le fait que le « G » pèse bien plus lourd que les autres et prétend trop souvent représenter l'ensemble de l'alphabet...

 

 

La diversité, c'est les autres ?

C'est la race dominante qui se réserve le privilège d'être aveugle

à l'identité raciale, tandis qu'on rappelle quotidiennenement à la race opprimée

son appartenance à une identité raciale spécifique.

C'est la race dominante qui a le pouvoir

de faire comme si son expérience était une expérience type »

bel hooks(2)

 

Le premier point me semble donc de questionner ce terme de « diversité », devenu très à la mode, avec une connotation positive, tout comme « inclusion » auquel il est d'ailleurs lié.

La « diversité » suppose l'existence d'une « norme » par rapport à laquelle les autres seraient des « exceptions » (même majoritaires, comme par exemple les femmes). Une « politique de diversité » consiste donc à introduire des exemplaires de ces « exceptions » parmi la « norme ». La « diversité », c'est l'ouverture aux « autres », grâce à des « quotas », des « actions positives ».

Or, si on accepte l'idée qu'il n'existe pas de « centre » ni de périphérie, on peut considérer que tout le monde est « divers ». On doit même constater que dans cette diversité au sens large, l'homme blanc hétérosexuel et valide constitue une minorité assez restreinte.

Le piège de cette conception est évidemment qu'alors cet homme blanc, etc, puisse lui aussi revendiquer des politiques « positives », au même titre que toute autre minorité (ou groupe minorisé). C'est ce qu'illustre d'ailleurs le fait que la première victoire remportée en Belgique par l'Institut pour l'Egalité des Femmes et des Hommes contre une discrimination à l'emploi l'ait été... par un homme (3). Ce n'est pas un hasard : il s'agit là encore d'un « avantage » aussi caché que réel, notamment dans la capacité à se faire entendre pour faire valoir ses droits. C'est l'autre effet de ce terme de « diversité » : il gomme complètement l'idée de domination.

Je plaide pour que le terme « discrimination positive » soit appliquée aux avantages dont bénéficient les dominant·es, grâce aux réseaux dont ils/elles font partie, aux préjugés dont ils/elles profitent, volontairement ou non, et que cette expression, au lieu d'être appliquée aux « exclu·es », devienne en fait synonyme de « privilège ».

 

Les privilèges, c'est dur à porter ?

« .. comme s'il était présumé que s'identifier comme opprimé·e

exemptait d'être un·e oppresseur·e » bell hooks (4)

 

 

Privilège, ah voilà un terme que les dominant·es détestent. Privilège blanc, privilège masculin, privilège hétérosexuel... sont pourtant bien des réalités. L'une des caractéristiques de ces privilèges est que les bénéficiaires, n'ayant pas dû se battre pour les obtenir, peuvent de bonne foi (ou non) prétendre ne pas les voir – celles et ceux qui les subissent par contre, ne peuvent pas se permettre ce luxe. Ces privilèges restent donc souvent invisibles, lorsqu'il s'agit d'un avantage qu'on n'a même pas besoin de mettre en avant : à compétences ou situations égales, on a plus de chances d'obtenir un emploi, une promotion, un logement si on est blanc·he, sans avoir pour autant à brandir sa blanchéité. Quand on est un homme, on jouit du privilège de l'insouciance dans l'espace public, sans même devoir y penser, quand tant de femmes réfléchissent aux endroits où elles passent ou qu'elles évitent, aux vêtements qu'elles portent, bien conscientes, elles, qu'elles sont des femmes. Les hétéros qui se tiennent la main la main ou s'embrassent dans la rue ne sont pas obligé·es de penser à leur orientation sexuelle qui pourrait leur valoir une agression, et les personnes cisgenres ne doivent pas s'angoisser quant à la correspondance entre leur apparence et les informations figurant sur leurs papiers. Dès lors, il est facile de « ne pas faire attention » au sexe, à la couleur, à l'orientation ou à l'identité sexuelle, quand on ne vous les rappelle pas constamment.

C'est en effet une autre caractéristique de ces privilèges, c'est qu'on ne s'en débarrasse pas si facilement. On peut certes « céder sa place », mais cela risque souvent d'être au profit... d'un·e autre privilégié·e, moins consientisé·e. Et il n'est pas possible de prendre en charge, par une sorte d' « appropriation émotionnelle », les angoisses des autres. Cela ne doit pas servir d'excuse, cependant, à celles et ceux qui, tout à fait conscient·es de ces privilèges, s'en servent volontairement pour écarter ou opprimer les autres.

Combattre ces privilèges, c'est d'abord en prendre conscience, non pas pour se culpabiliser, mais pour réfléchir ensemble à la manière de les combattre efficacement. Reconnaître ces privilèges semble déjà un pas extrêmement difficile pour certain·es. C'est pourtant un premier pas indispensable si l'on veut construire de vraies solidarités, cette fameuse « convergence des luttes » qui reste trop souvent un simple appel aux « autres » à venir rejoindre nos propres combats, en acceptant nos objectifs, nos priorités et nos stratégies.

 

Se décentrer pour converger

« Le féminisme 'inclusif' a pour objectif de faire une place aux 'Autres',

celles qui n'appartiennent pas à la norme française, hétéronormée et blanche.

Or l'interdépenance des oppressions suppose l'absence de hiérarchie

et donc l'absence d'un centre dont le rôle serait d'inclure/intégrer les minorités »

bell hooks (4)

 

Les convergences, parlons-en. Trop souvent, l'invitation à « converger » n'est qu'une injonction à rejoindre la lutte « principale », « centrale », « prioritaire », celle qui est censée englober toutes les autres, et dont le triomphe mettra fin à l'ensemble des dominations. Pour les marxistes, ce fut longtemps la lutte des classes. Pour les féministes, la lutte contre le patriarcat. Je sens monter, dans certains milieux, la tentation de voir le racisme comme la matrice de tous les maux. Ou encore, la lutte contre le changement climatique, sans quoi l'humanité risque de disparaître, capitalistes, racistes et machos compris.

Une réelle convergence devrait par admettre admettre qu'il n'y a pas de « centre » vers lequel il faudrait... « converger », mais des mouvements jaillissant de directions différentes et cherchant à se rejoindre, en se recoupant sur certains points, en s'ignorant sur d'autres ou même en s'opposant sur certains. Il faut aussi être capable d'admetre ces contradictions et de voir s'il est possible de les dépasser ou du moins, de les mettre de côté.

L'une des choses qui m'a frappée au cours du colloque « Afroféminsmes et féminismes musulmans » est l'importance donnée par des femmes noires à la reconnaissance de la beauté de leurs corps, leurs cheveux, jusqu'à éprouver une fierté de voir figurer une femme noire sur la couverture de ces mêmes magazines tellement honnis par les femmes blanches, qui les considèrent comme un instrument d'oppression. Il m'a vraiment fallu me « décentrer » pour le comprendre. Comment dépasser cette contradiction ? Peut-être en cherchant un moyen de valorisation des corps tout en refusant une marchandisation au profit d'un système capitaliste que nous disons toutes combattre. Mais ce n'est qu'une piste parmi d'autres qu'il faudrait chercher ensemble.

Des désaccords ou même des oppositions, il en restera. Je reprends la formule que j'avais avancée comme conclusion d'un autre article : « Ensemble quand on peut, séparément s'il le faut, mais si possible, pas les unes contre les autres » (5). Mais je suis consciente que ce n'est qu'une formule.


 

Post-scriptum : on aura constaté que les phrases mises en exergue sont écrites par des féministes noires, un choix volontaire qui vient, lui aussi, d'une souci de me décentrer. J'ai très longtemps lu uniquement des féministes blanches, sans jamais penser à la couleur de leur peau et moins encore aux privilèges dont elles bénéficiaient – à commencer par celui d'être lues pour leur approche prétendûment « universelle ». Il m'a fallu du temps et des remises en question pour diversifier mes lectures... et mes contacts. Je terminerai donc en réconciliant deux pensées qui se rejoignent, aussi précieuses pour moi l'une que l'autre :

« Le féminisme, est-ce le devenir hommes des femmes, ou le devenir autres des femmes et des hommes ? » (Françoise Collin)

« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (Audre Lorde)


(Article écrit à la suite du colloque « Afroféminismes et féminismes musulmans :
Perspectives critiques, enjeux et pratiques », tenu à l'ULB les 20 et 21 avril 2018)



1. Reni Eddo-Lodge, Le racisme est un problème de Blancs, Editions Autrement, 2018, page 174

2. bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Editions Cambourakis 2015 (trad française), p. 219

3. https://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-magasin-condamne-pour-ne-pas-avoir-voulu-engager-un-homme?id=10001656

4. bell hooks, op. Cit., p. 23

5. L'égalité hommes/femmesest-elle soluble dans la diversité ? Dans « Les défis du puriel », ouvrage collectif de Tayush, Couleur Livres 2014


Mis à jour (Jeudi, 11 Juillet 2019 08:19)